Union Protestante Libérale

 

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croire,

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Les publications de l'Union Protestante Libérale

 

" L'humanité de Jésus "

Recueil des textes des conférences du colloque des 29 et 30 mars 2008 à Strasbourg (Evangile et Liberté - Union Protestante Libérale de Strasbourg), 2010. (Coût 8€ + frais d'envoi). En vente à la Librairie Oberlin 22 Rue d ela Division Leclerc 67000 Strasbourg, Tél. 03 88 32 45 83.

Contributions de :
- Ernest WINSTEIN, "Jésus a-t-il promulgué une nouvelle loi ? L'homme Jésus sur l'arrière-plan du Judaïsme de son époque",
- Jean-Paul SORG, " Jésus vu par Albert Schweitzer ",
- André GOUNELLE, " Le Christ, être nouveau ", " la résurrection ", " la foi et la vie chrétienne ",
- Frédéric ROGNON, " Jésus postmoderne ?".

Les réflexions et recherches des chercheurs et penseurs contemporains nous permettent d'approcher, même si l'entreprise est difficile, la personne du Jésus historique, de mieux saisir l'engagement concret du maître de Nazareth auprès de son peuple et, donc, d'être interpellés par lui quant à notre engagement dans le monde d'aujourd'hui. Bénéfique retour aux sources pour qui ose déposer quelques a priori ou formules traditionnelles sur le " sauveur ", le " rédempteur ", le " fils de Dieu ",...).

 

Les "Annales n° 4"

Le recueil est communiqué pour une participation aux frais de 5€ (frais d'envoi 2.30 € en sus, au tarif lettre). S'adresser à l'Union Protestante Libérale, 31, rue des Foulons F67200 Strasbourg. Tél. 06 10 92 92 42. Mail : unionprotlib@free.fr ou winstein@free.fr

Sommaire:

- Giordano Bruno, tel Jésus, coupable de liberté, de Philippe Kah. Jésus de Nazareth et Giordano Bruno, l'un et l'autre ont œuvré dans le monde des idées, délivrant un message, un enseignement pour le premier et cherchant le savoir, la science véritable pour le second ; les deux visant l'épanouissement de la liberté de l'auditeur qui sait comprendre. Au terme de leur parcours, les deux également connurent un destin tragique.
- L'existence devant l'inconditionné chez Paul Tillich, de Claude Conedera. TILLICH ne garde pas le cadre d'une philosophie critique qui sépare l'Etre et la pensée de l'Etre. Il lui faut un autre héritage : non une philosophie qui cherche les conditions de possibilité de la connaissance, le prix à payer est trop cher, mais une philosophie à la fois " critique et intuitive " qui unit l'Etre et la pensée de l'Etre.
- Le projet politique de Jésus, de Ernest Winstein. L'engagement au service de Dieu a conduit Jésus, à sa manière, à un engagement " politique ". Nous ne projetterons pas sa royauté vers un futur éthéré, mais prendrons exemple sur cet homme de foi.

Les "Annales n°4" Extraits :
Introduction
Jésus a-t-il eu un engagement politique ? A-t-il soutenu ou construit un " projet politique " ?
Le simple fait de poser la question scandalisera ceux qui auréolent Jésus d'absolue sainteté et n'imaginent pas qu'il ait pu se laisser aller à des contingences de pouvoir. D'autres chercheront auprès du maître de Nazareth une justification ou une impulsion à leur engagement dans la société d'aujourd'hui.
Considérons d'emblée qu'en attribuant à Jésus le titre de " Christ " nous lui reconnaissons la qualité de messie, donc de roi.
...
La question n'intéressera guère ceux qui ont une vision pessimiste de la politique, comprise comme un ensemble de manœuvres destinées à influencer le cours des choses pour permettre à ceux qui détiennent les leviers du pouvoir d'en tirer un profit maximum. Il seront même scandalisés à l'idée que Jésus, s'il était le " fils unique " et éternel de Dieu, ait pu s'abaisser jusqu'à se mêler de gérer les affaires du monde.
Par contre, si la politique est comprise comme la responsabilité civique de tout un chacun, et si nous percevons Jésus comme un homme sensible au devenir de son peuple et à la dignité de ses contemporains, nous serons motivés pour creuser la question du rôle politique qu'il a pu jouer.
C'est dans ce sens dynamique et positif que nous définirons le mot " politique ", en nous appuyant sur la signification qu'en livre l'étymologie. ...Se pose ensuite la question des moyens à mettre en œuvre pour atteindre les objectifs que se donne un projet politique.
Un royaume digne d'être appelé de Dieu suppose la mise en œuvre d'une justice qui soit à l'aune de celle de Dieu.
Comment alors le comportement de l'homme Jésus anticipe-t-il sa qualité de futur messie ? Quelle " justice " met-il en œuvre ?
Quelle image de Jésus nous livre le Nouveau Testament lorsque nous posons la question de son engagement pour une transformation de la société de son époque et quant au devenir de son pays ? Jésus a-t-il fait de la politique partisane ? A-t-il rallié un parti politico-religieux plutôt qu'un autre ? En aurait-il même créé ?
Quelles conséquences peut avoir pour nous l'engagement de Jésus, sur le plan de notre engagement ou responsabilité politique? Pour quel engagement politique les citoyens d'aujourd'hui se trouvent-ils stimulés par Jésus ? Existe-t-il un engagement "neutre", non partisan?
Ernest Winstein (Extraits du n° 4 des "Annales de l'UPL")

L'existence devant l'inconditionné chez Paul TILLICH (La foi dans la culture contemporaine). Extrait

Paul TILLICH (1886-1965) : dogmaticien, théologien de la culture, théoricien du socialisme chrétien, philosophe. Ces qualificatifs dépeignent en quelques mots une œuvre qui est l'une des grandes synthèses théologiques du XX° siècle. Une œuvre commencée en Allemagne (Berlin, Marbourg, Dresde, Leipzig) puis continuée aux Etats-Unis, où TILLICH avait fui le régime nazi en 1933 (New York, Haward, Chicago).

On oppose souvent la période allemande à la période américaine. Cette opposition se cristalliserait dans une pensée marquée par l'idéalisme allemand de Schelling et son abandon durant la période américaine. En filigrane se trouve la terrible question qui a été un point d'achoppement pour toute la philosophie de la seconde moitié du XX° siècle : pourquoi l'idéalisme allemand, la pensée dominante du XIX° siècle, n'a-t-il pas su éviter, ou pire, a-t-il même conduit à la catastrophe nazie ? L'abandon de la pensée idéaliste par TILLICH serait la réponse théologique à ce traumatisme et inaugurerait une nouvelle façon de penser la théologie dans sa relation à la culture.
La THÉOLOGIE SYSTÉMATIQUE, publiée en 1951 à Chicago, serait le symbole de cette nouveauté.
Or, il existe une édition allemande, publiée en 1955, traduite par Renate Albrecht et revue par TILLICH lui-même. On savait depuis longtemps qu'il existe de nombreuses variantes entre les deux éditions. La publication des œuvres de TILLICH aux Éditions du Cerf, Labor et Fides et aux Presses de l'université de Laval par André Gounelle et Jean Richard, m'ont donné l'occasion de me lancer dans la recherche des variantes entre les deux éditions. Un travail fastidieux mais utile pour la recherche tillichienne.
1. Le concept d'inconditionné dans le cadre d'une théologie de la culture. (…)
2. L'inconditionné dans le cadre d'une théologie de la culture. (…)
3° L'existence devant l'inconditionné. (…)

Une phénoménologie de l'inconditionnel
La philosophie religieuse de TILLICH veut prendre en compte l'expérience croyante. La philosophie de l'inconditionné ne doit pas aborder cette expérience à l'aune d'une philosophie traditionnelle fondée sur la séparation du sujet et du monde. Il faut dépasser les oppositions classiques et ce dépassement nécessite une philosophie à la fois critique et intuitive, une phénoménologie, pour rendre raison de l'expérience croyante qui, en prise avec l'inconditionné, pose la question du sens ultime et de l'ultime réalité du sens.
Le criticisme n'arrive pas à penser l'essence de la chose, la méthode intuitive n'arrive pas à penser son existence. La nouvelle méthode phénoménologique doit prendre son point de départ dans le criticisme, c'est-à-dire prendre en compte les différentes fonctions de l'Esprit humain en tant qu'elles sont des formes du réel : la réalité s'exprime à travers les différentes expressions culturelles de l'Esprit. Or, ces formes sont vides parce qu'elles ne sont pas remplies par un inconditionné. Ce qui donne sens à toute chose, l'inconditionné, n'est lui-même pas un sens.
L'inconditionné ne peut être appréhendé que par l'intuition. Dieu peut se dire en différents discours, mais tous ces discours se brisent devant la référence ultime qu'est Dieu. Son existence n'est pas affaire de démonstration, mais il s'impose par lui-même au sujet qui a l'intuition de son existence en tant qu'il fonde sa propre existence de sujet. Selon TILLICH, il est possible pour la phénoménologie de concilier le discours rationnel et l'intuition de quelque chose qui dépasse le réel et le fonde. Le paradoxe n'est certes pas entièrement résolu, mais TILLICH y voit la seule possibilité de penser Dieu et de vivre de Dieu.
Enfin, l'existence devant l'inconditionné demande une nouvelle philosophie de l'histoire. La modernité, depuis le rationalisme, a cherché à se dégager de l'hétéronomie, d'une loi divine imposée à l'homme. L'autonomie kantienne a inauguré l 'époque de l'autonomie : non plus une loi extérieure qui s'impose à la conscience, mais la loi de la conscience qui s'impose à toutes les consciences et ordonne le monde. L'hétéronomie a perdu Dieu : la loi de la conscience et la loi divine sont étrangères l'une à l'autre. L'autonomie de la conscience a produit la technique et la domination rationnelle d'un monde sans Dieu.
Le prix à payer est lourd pour TILLICH : la conscience de l'inconditionné, c'est-à-dire la véritable expérience croyante qui donne un sens inconditionnel à l'existence, est perdue. L'autonomie de la conscience ayant montré ses limites, il faut une autre loi de la conscience, la théonomie, que TILLICH définit comme étant " une situation de l'esprit dans laquelle les formes de la vie spirituelle sont l'expression de l'incondtionné-réel ". Dieu est lui-même la norme, la loi de la conscience. Une norme qui n'a pas de contenu positif particulier, mais une norme qui donne un sens à la vie de l'Esprit en tant qu'elle est l'expression de l'inconditionné.
Ainsi, la culture théonome est une culture fondée sur l'ontologie de l'inconditionné, qui a pris acte de l'évolution des sciences et des techniques, mais qui donne toute sa place à Dieu, le commencement et la fin de toute chose, et, en ce sens, contient le mystère du sens ultime de toute chose.
" Dieu ne peut être connu qu'à partir de Dieu ".

Claude Conedera (extrait du n° 4 des "Annales de l'UPL").

Les textes des "Annales" 2000-2002

"Annales 2002"

La Bible : Paroles d'hommes, parole de Dieu, par Ernest WINSTEIN
"Annales 2001"

"Annales 2000"

La pensée chinoise vue par Albert Schweitzer, par Bernard Kaempf

 

"Annales 2002"

Introduction

Pour la troisième année consécutive, les "Annales" de l'Union Protestante Libérale permettent au lecteur de relire les propos d'un conférencier ou de prendre connaissance de sujets traités lors de nos rencontres. Les "Annales 2002" comportent ici des thèmes récemment traités. D'autres textes sont ou seront aussi lisibles sur le site internet* (pour ceux qui y ont accès) ou seront publiés ultérieurement dans les "Annales".
La présente livraison propose des éléments d'information et de réflexion autour de trois interrogations que nous livre l'actualité :
- Comment nous situer face aux défis, certainement multiples, que constitue la présence de plus en plus forte de personnes dont les racines viennent d'"ailleurs" que du contexte géographique, culturel religieux européen ? Voir le texte de Georges Federmann.
- Dans le contexte des conflits du Moyen-Orient que nous regardons tantôt avec inquiétude, tantôt avec lassitude, mais le plus souvent avec le regard extérieur de ceux qui sont loin de la scène et prennent peu de risques, même s'ils dénoncent le nouveau mur de la honte qui s'élève cette fois-ci en Palestine sur la terre de naissance du christianisme et entre les cousins ou frères sémites Juifs et Arabes. En apprenant à connaître notre regard change. Et peut-être aussi notre engagement… Youssef Ayache et Ernest Reichert, nous font découvrir ces minorités chrétiennes qui remontent pour la plupart aux origines du christianisme.
- Enfin, à l'occasion de l'année de la Bible, nous estimons qu'il est nécessaire d'aller au-delà d'une opération promotionnelle de type commercial, et de rappeler que les nombreux témoignages de foi qui constituent la Bible sont autant d'interpellations, à nous adressées en vue d'une foi "en situation", vécue par nous dans le concret du contexte d'aujourd'hui. Notre parole, sans prétendre être LA parole de Dieu, participe alors à la révélation d'un Dieu autrement si invisible…
Il en va de la responsabilité de tous ceux qui ne se sont pas contenté d'approcher la Bible par la voie de la facilité, non seulement de prendre en compte, mais d'indiquer à d'autres "chercheurs de vérités" quelques éléments pour une approche en profondeur du texte biblique, qui tienne compte, le mieux possible, des recherches théologiques des deux derniers siècles.

Ernest Winstein


Fidélité au Serment d'Hippocrate
par Georges Yoram FEDERMANN*

Psychiatre

Ce texte reprend le thème de la conférence faite au Foyer Lecocq, Saint-Guillaume à Strasbourg,
dans le cadre des conférences de l'Union Protestante Libérale, le 30 septembre 2002,
sous le titre : "Le parti-pris de l'étranger à l'épreuve de la foi".


" Il n'y a pas d'urgence mais des médecins pressés " a-t-on coutume de dire pour décrire l'exercice médical. C'est vérifiable pour l'immense majorité des consultations .Mais comment faire pour accueillir, au cabinet, en médecin de famille, " en continu ", les patients marginalisés, pas toujours solvables, comme les S.D.F. ou les " Sans-Papiers ", qui ne bénéficient pas nécessairement de la C.M.U.. Il s'agit alors notamment de repérer leur inscription dans un rapport au temps qui leur est propre et vital et qui impose aux médecins de les recevoir sans rendez-vous .Un sacré défi pour les spécialistes et l'occasion d'un retour pédagogique au Serment d'Hippocrate " Je donnerai mes soins gratuits à l'indigent " et à la prière de Maïmonide (12ème siècle) " O Dieu, soutiens la force de mon cœur pour qu'il soit toujours prêt à servir le pauvre et le riche ".
Je considère que le médecin, libéral ou hospitalier, reste encore en France dépositaire d'une mission sociale qui consiste à favoriser l'accès aux filières de soins pour toute personne vivant sur le territoire de sa cité, en continu. Or cet accès peut-être entravé par de nombreux obstacles financiers, administratifs, juridiques et socioculturels. Le médecin doit alors lutter contre ce réflexe qui consisterait à oublier sa responsabilité et son devoir d'accueillir, dans son cabinet, certains patients, et de les renvoyer vers les urgences hospitalières ou les praticiens de structures d'assistanat comme Médecins du Monde. Là, en effet, à chaque visite, l'usager doit se heurter à l'inertie institutionnelle et exprimer ses plaintes à nouveau sans pouvoir s'appuyer sur le sentiment rassurant d'avoir en face de lui " une oreille " qui s'est familiarisée avec " son histoire " et son rapport au temps, cyclique (le temps de la nature et de ses révolutions) ou linéaire (le temps des hommes et du caractère irréversible de leur histoire).
Nous sommes confrontés d'emblée, extrêmement brutalement, à une violence symbolique dont la responsabilité nous incombe, à nous les quatre mille médecins libéraux de l'agglomération strasbourgeoise.
Car nous ne voulons pas voir certains visages de la misère et acceptons que des patients (qui souffrent à nos portes et qui pourraient bénéficier de la continuité de nos soins et de notre attention) ne parviennent pas à écrire leur histoire médico-sociale .
En effet, le médecin libéral a admis trop souvent que ces patients ne font plus partie de son champ de compétence, et force est de constater que certaines " catégories " d'usagers dépendent entièrement des associations caritatives ou de l'assistance hospitalière.
Les personnes sans domicile fixe ou en situation irrégulière, surtout lorsque leur état impose des prescriptions, des examens et des traitements réguliers ; les chômeurs (qui ne bénéficient plus de la médecine préventive du travail) ; de nombreuses mères célibataires ; les personnes au seuil de pauvreté ; les toxicomanes ; les travailleurs de force immigrés, victimes d'accident du travail, dont les conséquences psychiques sont parfois sans commune mesure avec le caractère en apparence anodin du traumatisme en cause, sont victimes de cet état de fait.
Tous ces usagers qui vivent à nos portes, dans nos banlieues, sont les principales cibles et victimes des menaces sociales, psychologiques et politiques qui se traduisent par des difficultés d'accès au logement, au travail, aux soins médicaux, aux conseils juridiques et à la régularisation de titre de séjour, dans un " monde " de plus en plus riche ou l'ultra-libéralisme a remplacé le politique et l'éthique médicale.
Or ils ont mal, ils souffrent, souvent isolés. Les somatisations, l'hypochondrie et la consommation abusive de psychotropes en automédication peuvent faire fonction d'affirmation identitaire, de sentiment d'appartenance au groupe des-personnes-consommant-des-psychotropes-et-des-antalgiques-et-engagés-dans-les-rituels-d'achat.
Bien sûr, ces stratégies de lutte et de survie psychologiques sont vouées à l'échec et source d'insatisfaction profonde.
Comment pourrions-nous soutenir, nous médecins libéraux, notre incapacité à reconnaître ces souffrances dues à l'atteinte des " liens sociaux " (précarisation du salariat, menaces sur la sécurité sociale, délocalisations ,dégraissages de personnels dans les sociétés anonymes …faisant des bénéfices) sauf à être prisonnier nous-mêmes d'une pathologie liée au rapport au temps qui nous aveuglerait à force de nous pousser à la précipitation (la durée moyenne d'une consultation de généraliste n'excède pas 10 minutes) et à intégrer une sorte de fantasme de toute puissance qui consisterait à contrôler la Douleur, les Emotions, l'Inconfort et même la Mort par la grâce du progrès technique et de la recherche pharmaceutique sans prendre conscience que ce serait au prix du renoncement à l'écoute …
Ecoute qui nous conduit à être le dépositaire privilégié des états d'âme, de l'expression de la subjectivité et de la faillibilité du prochain et du lointain dans le cadre de la vie de la Cité.
Le regard de l'autre oblige comme l'évoque Lévinas.
Mais ce privilège génère en ce qui me concerne beaucoup d'angoisses(je dois en tenir compte pour ne pas blesser mes patients) car en tant que médecin, je suis toujours partagé entre un sentiment d'incapacité devant la perpétuation de la souffrance de mon patient et la tentation de toute puissance qui se traduit par " l'obsession de la santé parfaite ".
Or, il nous est parfois donné d'apprendre à accepter malgré notre sincérité et notre engagement, que l'Autre puisse continuer à souffrir, même si nous faisons notre possible pour l'aider à trouver les moyens et les voies de l'apaisement.
Nous acceptons alors de (re)devenir une sorte de compagnon de route sur le chemin de la vie, une sorte de médecin de famille en continu, étant bien conscients que nos efforts doivent se porter sur la prévention puisque environ 60% des déterminants intervenant dans l'amélioration de la santé relèvent de facteurs d'environnement physique, social et psychologique alors que 10% dépendent du système de soins et 30% des facteurs biologiques.
Ce faisant, j'affirme que les médecins ont une responsabilité civique et spirituelle (qui les inscrit dans la continuité de l'histoire des Hommes et de la Médecine).
Car nous avons, du moins j'ose l'espérer, acquis ,au contact de nos patients-enseignants une plus grande sensibilité à différentes formes d'expression de la souffrance humaine.
Mais laissez-moi en venir aux faits, à ces douleurs secrètes, pudiques, mais tellement familières que nous avons fini par ne plus les voir.
Comment s'expriment-elles ?
Comment les reconnaître pour ensuite les accueillir et les accompagner ?
Comment faire en sorte de revendiquer leur prise en charge au cabinet pour tenter de recréer des liens sociaux et pour lutter contre la ghettoïsation de la misère, marginalisée du centre géographique de la société et marginalisée de la prise en charge médico-sociale, comme si le médecin ne pouvait rester que le triste serviteur de l'idéologie et des représentations sociales ?
Il me faut tenter de donner une définition de la santé même si cela relève de la gageure. Peut-on sérieusement ne retenir que la " trop bonne " définition de l' " OMS " proposée il y a plus de 40 ans : "La santé est un état de bien être complet physique, mental et social et pas seulement l'absence de maladie " ?
A mon sens, non, tout comme je ne crois pas que la santé se traduise par le silence des organes, et suis en accord avec Ivan Illich qui désignait " l'obsession de la santé parfaite " comme un " facteur pathogène permanent ". Evidemment " les déterminants de la santé dépassent largement le système de soins, tel qu'on peut se le représenter en Occident ".
Là, s'ouvre un large éventail de définitions possibles. En effet, peuvent prétendre exercer une influence sur " la santé ", " le patrimoine génétique des individus, les conditions d'hygiène, la qualité de l'alimentation et du logement, la pression sociale exercée sur les individus et le soutien qu'ils reçoivent de leur entourage jusqu'à leur confiance en soi ou au sentiment d'être bien dans sa peau et de maîtriser sa vie. "
Il faut tenir compte aussi des représentations du médecin, lui-même, concernant la maladie, la mort, la santé, certains troubles étant plus valorisés que d'autres, certaines maladies, certaines souffrances demeurant donc " invisibles " aux yeux du praticien.
On se rend compte que les concepts d'accessibilité des filières de soins et celui " de santé " reposent sur la place que l'on accorde à l'homme par rapport à son environnement. Reste à savoir si l'homme est " premier " ou s'il est une des parties de cet environnement.
De nombreux facteurs influencent encore " notre santé " : l'air que nous respirons, la nourriture que nous mangeons, comment nous travaillons, l'argent que nous gagnons et le jugement que nous portons sur l'équité de ce gain, le lieu où nous vivons, l'éducation que nous avons reçue dans notre jeunesse, l'ascension sociale que nous avons effectuée.
Au total on voit bien que " la santé " relève d'un patrimoine communautaire et est loin de n'intéresser que le comportement d'un individu qui serait considéré comme tout à fait isolé et indépendant. On se rend compte que le médecin doit devenir un professionnel impliqué dans la reconnaissance du sens de l'histoire de son pays et du sens de l'histoire de la médecine et sensible à l'influence que peuvent avoir les facteurs d'environnement physique, social et psychologique sur l'équilibre de ses patients.
On voit mal dans ces conditions-là, comment le médecin praticien pourra continuer à n'être qu'un exécutant, même extrêmement habile et efficace, qui ne tient pas compte de l'influence profonde de ces nombreux facteurs d'environnement sur l'équilibre de ses patients sauf à accepter, à ce moment là, d'encourager le ressort économique qui serait celui de la consommation de soins ; cette consommation étant d'autant plus aisée que l'on ferait partie des classes économiquement favorisées de la société en question ; le soin n'étant plus alors considéré que comme un quelconque objet de consommation.
Mais prenons l'exemple de la CMU (Couverture Maladie Universelle).
Savez-vous que le R.M.Iste touche aujourd'hui 356,95 Euros par mois ?
Mise en place le 1er janvier 2000, elle doit garantir à tous une prise en charge des soins par un régime d'assurance maladie, et aux plus défavorisés le droit à une protection complémentaire gratuite. Pour accéder à une couverture sociale de base, il n'y a plus besoin de justifier d'ouverture de droits (par une activité salariée, etc.).Toute personne résidant en France de manière stable et régulière peut bénéficier d'une couverture médicale. Les jeunes à partir de 16 ans pourront être assurés sociaux de manière autonome.
Pour bénéficier d'une couverture complémentaire, un plafond de ressources avait été fixé à 3600F pour une personne seule. On évalue à 9 millions les assurés sociaux qui n'ont pas les moyens de se payer une mutuelle.
On a tendance à considérer la CMU comme un progrès social. Force est de constater que son bilan doit être nuancé parce que de nombreux bénéficiaires de ce droit continuent à souffrir confidentiellement, pudiquement enfermés dans des ghettos plus encore symboliques et imaginaires que physiques.
Continuons à nous expliquer. A un moment où nous ne sommes pas certains de préserver la sécurité sociale, nous sommes invités (pourquoi ne pas écrire convoqués) à inscrire notre action de soignants dans un système de représentations complexes (mais pas nécessairement compliqué) où les conditions économiques et politiques sont déterminantes pour la préservation de l'accès aux soins pour nos patients.
Je pense aux effets des licenciements économiques et à la prolétarisation qu'ils peuvent entraîner ou aux lois sur l'immigration dont les modifications constantes rejettent régulièrement dans l'illégalité de séjour de nombreux étrangers.
Comment pourrions-nous rester insensibles à ces considérations si nous plaçons l'humain au centre de nos exigences éthiques ?
Que peut bien changer la CMU dans la vision que le soignant peut avoir de l'Etranger et du Marginal ?
Rien, absolument rien, s'il ne s'est pas interrogé sur son propre rapport à l'Un et à l'Autre et sur la place qu'il leur accorde dans son propre système de valeurs.
Car, en vérité, le principal médicament que nous prescrivons est le médecin lui-même…
Il est aisé de faire le constat quotidiennement que l'expression de la douleur ou le rapport au temps de certains patients restent des énigmes pour un nombre important de médecins.
Qui parmi les spécialistes est encore prêt à se mettre dans la peau d'un " médecin de famille " ?
Face aux effets de l'exclusion, ne sommes nous pas devenus (et ce ne serait déjà pas si mal) des " urgentistes " ou des " humanitaires " ?
Nous connaissons pourtant bien l'expression des troubles : honte, désespérance, refus de s'engager dans une relation affective pour ne pas souffrir, dépendance à l'alcool et à certaines drogues, troubles
psychologiques ou psychiatriques chroniques, refuge compulsif dans le sommeil, la boulimie ou l'agressivité. On retrouve aussi une impulsivité et des difficultés de symbolisation.
L'inaccessibilité du corps médical peut entraîner aussi, en cas de douleur, le recours aux calmants et aux psychotropes illicites plutôt qu'aux soins médicaux dans l'optique d'un traitement continu.
De plus l'extrême pauvreté ou la précarisation modifie le rapport au temps, le dévalue ou le surinvestit.
On a du mal à imaginer combien la journée d'un chômeur ou d'un " sans-papier " peut être dense de démarches multiples et souvent répétitives ;combien ils peuvent marcher ou emprunter les transports en commun ; combien ils sont obsédés par les comptes à rendre à l'ANPE ou à la préfecture. Le plus douloureux étant probablement la mise en route du matin…
Qui n'a pas observé devant son supermarché ces sentinelles venant de l'Est, très souvent, postées imperturbablement tristes et dignes durant toute la durée d'ouverture du commerce à tenter de vendre des journaux de rue ?
Et à y voir de plus près, il s'agit souvent de personnes dont le statut en Moldavie, en Arménie ou ailleurs était socialement plus élevé.
Qui n'a pas été bouleversé par la force de leurs enfants portant parfois à bout de bras la détresse des parents ?
Leurs journées sont (dé)organisées, sans travail ni activités, et chacun doit réinventer une vie, nécessairement marquée par le sceau de l'angoisse, des cauchemars, des troubles du sommeil et du sentiment de culpabilité,. " Refuser de voir au-delà de la journée qui vous attend, c'est quelquefois nécessaire au maintien de la cohésion de sa personne. Inversement, faire perdurer un statut précaire, faute d'espérer un processus, une évolution, peut également avoir un effet protecteur. Dans les deux cas, le temps est immobile " (Maryse Esterle-Hebidel)
On voit que les précarisés peuvent avoir besoin de conserver l'initiative du rapport à leur temps et que respecter un rendez-vous peut constituer le sentiment de perdre le dernier bastion d'un libre arbitre quasiment effacé par la précarisation. Aussi, doit-on leur offrir la possibilité de venir au cabinet sans rendez-vous, aussi longtemps que nécessaire.
On imagine les difficultés que cela peut représenter dans une pratique de psychiatre libéral (décalage des patients payants, salle d'attente bondée d'une population cosmopolite, cuisine en activité pour servir de café ou de fumoir,…) mais cette adaptation possible associée à une bonne connaissance du fonctionnement des autres partenaires sociaux (éducateurs, juges, travailleurs sociaux, avocats..) permet d'identifier la personne " élue " par le précarisé (souvent la première personne qui a eu de la compassion pour lui et de l'intérêt pour son histoire). Cette " élection " restant définitive tout au long du cursus médico-social, il s'agira pour le médecin de bien l'identifier pour la respecter, et de s'appuyer sur elle pour dynamiser les nombreuses interventions afin d'éviter que chaque intervenant ne travaille isolément, compartimentant la vie, la demande et les réponses données.
Au total, il s'agit pour le médecin libéral de sortir de la logique du paiement à l'acte et de rendre au patient sa fonction centrale dans le système de soins.
Faisons le pari qu'il évite de l'orienter vers les urgences hospitalières ou Médecins du Monde et qu'il sollicite son propre réseau de correspondants en cas de besoin d'examens complémentaires ou de prescriptions médicamenteuses. Il lui faudra aussi échapper à la tentation de multiplier les actes afin de rentabiliser sa micro-entreprise et de rester maître de son temps selon l'adage qui dit qu'en médecine il n'y a (quasiment) jamais d'urgence mais uniquement des médecins pressés.
Devant le défi posé par ces patients fragilisés, parfois seulement momentanément, pourquoi ne verrait-on pas les médecins spécialistes, s'ils ont été " élus " s'instaurer médecin de famille et fédérateur de l'ensemble des interventions médico-sociales et juridiques.
A Strasbourg, nous avons modestement illustré ces objectifs à partir de la collaboration établie avec la " permanence d'accueil des sans papiers ", animée par des citoyens bénévoles qui s'appuient sur quelques médecins et avocats dans le cadre de la mise en commun d'un savoir-faire spécialisé restitué aux plus fragiles.
Je suis, quant à moi, inspiré, dans ma pratique quotidienne par le contenu vivant de la parabole " des ouvriers de la vigne ", dans Matthieu( 20,1 à 16), le plus " juif " des évangiles.
On y voit bien " le patron " rétribuer aussi bien le travail effectivement réalisé que… l'insécurité qui marque l'attente. C'est proprement le principe de la Sécurité Sociale, 19 siècles avant l'heure.
C'est la reconnaissance par l'emploi, en quelque sorte, du " hors emploi " et ce qui permet aux ouvriers de mieux maîtriser leur temps et de se distinguer de ceux qui doivent supporter les effets beaucoup plus contraignants de l'esclavage ou du paternalisme.
C'est d'une certaine manière la préfiguration de l'invention " du Salaire "qui va offrir à l'Ouvrier la possibilité de faire reconnaître sa Maladie(et son cortège de troubles psychosomatiques dus souvent à l'Attente incertaine) et de financer la Famille, le Chômage(l'Attente en d'autres termes) et plus tard pourquoi pas la Retraite.
Le principe de solidarité prôné par " le maître de la vigne " pourra très bien profiter un autre jour aux " premiers " s'ils devenaient " les derniers ", à bonté constante du maître bien sûr.
Et je me dis et je crois qu'en effet, " oui, le royaume des cieux est semblable à un homme, un patron, qui sort tôt le matin pour embaucher des ouvriers à sa vigne… " (Matthieu 20,1 in La Bible, traduite et présentée par Chouraqui chez Desclée de Brouwer.).
Et je peux alors invoquer D. [Dieu] comme le faisait Maïmonide, au 12ème siècle :
" …Soutiens la force de mon cœur
pour qu'il soit toujours prêt à servir
le pauvre et le riche, l'ami et l'ennemi
le bon et le mauvais.
Fais que je ne vois que l'homme dans celui qui souffre… "
Voilà où se situe D. pour moi, là où l'Homme souffre et espère.

Strasbourg, le 13 février 2002
Georges Yoram FEDERMANN
* Co-fondateur du Cercle Menachem Taffel, Porte parole du comité de soutien des Roms de Zamoly

 


Chrétiens en Syrie et au Liban

par Youssef AYACHE

Conférence donnée dans le cadre des rencontres de l'Union Protestante Libérale à Strasbourg le 20 janvier 2003 (contribution publiée dans les "Annales 2002" de l'UPL, pages 9 à 13)

Si j'interviens ce soir, dans le cadre de cette sympathique rencontre, c'est en tant que chrétien vivant en France depuis plus de 36 ans, appartenant à l'Église uniate (grecque-catholique ou grecque-melkite) de Syrie. Le but de mon propos ne sera pas de démontrer une thèse ou de convaincre mon auditoire, mais plutôt de vous communiquer ma vision personnelle de certaines réalités politico-religieuses du Proche-Orient. C'est en quelque sorte un témoignage que je voudrais vous livrer.
Que signifie uniate ? Et pourquoi cette appellation grecque-catholique ou grecque-melkite ?
Le terme uniate désigne une partie des Églises orientales, c.-à-d. celles qui ont décidé, au 18ème siècle, de mettre un terme à la séparation avec Rome, en reconnaissant l'autorité du pape tout en conservant leur liturgie et leur organisation hiérarchique. On a vu se constituer ainsi :
- l'Église syrienne-catholique, parallèlement à l'Église syrienne-orthodoxe,
- l'Église arménienne-catholique parallèlement à l'Église arménienne-orthodoxe,
- l'Église chaldéenne-catholique (détachée de l'Église assyrienne ou nestorienne)
- et, enfin, la plus importante en nombre de fidèles, l'Église grecque-catholique ou melkite-catholique, parallèlement à l'Église grecque-orthodoxe ou melkite-orthodoxe.
Pourquoi grecque ? Parce qu'une partie de la liturgie est en grec, l'autre partie étant en arabe.
Pourquoi melkite ? Parce que héritière de l'Église restée fidèle à l'empereur de Byzance après le concile de Chalcédoine en 451 (melek en araméen signifie "empereur, roi", tout comme en hébreu et en arabe).
Mais je ne vais pas m'appesantir là-dessus. Dans son exposé, monsieur Reichert a brossé un tableau presque complet de la situation. Je voudrais, pour ma part, aborder avec vous trois points à mes yeux essentiels :
1) Positionnement des chrétiens par rapport à l'identité nationale.
2) Leurs relations avec les non-chrétiens.
3) Relations des chrétiens entre eux.

1) POSITIONNEMENT DES CHRETIENS PAR RAPPORT A L'IDENTITE NATIONALE
Il faut savoir que dans leur grande majorité (c.à.d. si l'on met à part les Arméniens réfugiés en Syrie et au Liban après 1915 et une partie des maronites libanais), les chrétiens du Proche-Orient se sentent arabes et se disent arabes. Ils revendiquent leur arabité haut et fort et ne souffrent d'aucun complexe à ce sujet.
A cela plusieurs raisons : la première est qu'ils sont profondément enracinés dans le pays. Ce sont, ne l'oublions pas, les premiers chrétiens de l'Histoire. Ils ont conscience d'avoir été chrétiens avant même l'apôtre Paul. C'est en Syrie que l'on trouve les plus vieilles églises et les plus vieux monastères du monde. Nous devons donc évacuer rapidement l'idée qui consiste à comparer ces Arabes chrétiens aux juifs d'Europe fraîchement débarqués en Palestine, ou aux musulmans de France, du moins ceux qui sont issus de l'immigration.
La deuxième raison tient au fait que les chrétiens de Syrie et du Liban étaient là avant l'arrivée des conquérants arabo-musulmans au 7ème siècle, qu'ils n'ont opposé aucune résistance à ces conquérants et se sont laissé par la suite arabiser (l'arabe devient leur langue maternelle dès le Moyen-Age ; à noter également que les conquérants venus d'Arabie étaient en quelque sorte perçus comme des cousins proches, du fait qu'ils comptaient dans leurs rangs des tribus arabes chrétiennes).
La troisième raison, enfin, appartient à l'histoire récente (relativement récente) : A la fin du 19ème siècle et au début du 20ème, les Arabes chrétiens ont été pour une large part à l'origine du mouvement national arabe qui a contribué à la libération de ces pays du joug turc ottoman. Ils ont élaboré le concept moderne de "nation arabe" opposé à celui de "umma musulmane" invoqué sans cesse par le pouvoir turc pour pérenniser sa domination sur la région du Proche et Moyen-Orient au nom de la religion.
Encore de nos jours, on voit ces Arabes chrétiens jouer un rôle de premier plan dans le combat pour les causes nationales, en Palestine et ailleurs, au sein de partis politiques tels que le parti Baath ou le Parti Populaire Syrien, ou encore les mouvements de libération de la Palestine, entre autres.

2) LEURS RELATIONS AVEC LES MUSULMANS
Traditionnellement, les chrétiens du Proche-Orient ont vécu et vivent encore regroupés dans des villages et des quartiers de villes où ils sont majoritaires. Mais ce ne sont pas des ghettos au sens strict du terme, et la situation est en train d'évoluer.
On trouve désormais des chrétiens dans des villes qui jusqu'alors ne comptaient que des musulmans, et vice versa. Je pense, par exemple aux villes nouvelles dans le Nord-Est de la Syrie, où chrétiens et musulmans sont allés vivre, attirés par le développement économique de la région. Le mélange des communautés est également rendu possible par une sécurité publique mieux assurée.
Pour faire court, je dirais qu'en Syrie, pays que je connais bien, les relations entre chrétiens et musulmans sont plutôt bonnes.
Malgré des périodes passablement sombres de l'histoire de la région, qui ont laissé des traces dans la conscience collective de chaque communauté ; je pense notamment au statut de dhimmi accordé aux chrétiens par les califes, statut qui faisait d'eux des protégés contre paiement d'un impôt spécial (la jizya), et donc des sujets de seconde zone ; je pense également à l'époque des mamelouks d'Egypte (13ème-15ème siècles), suivie de celle des Ottomans ; je pense aux massacres perpétrés en 1860 au Liban et à Damas, sous les yeux des autorités turques, et plus près de nous, à la guerre civile libanaise ;
Malgré tout cela et malgré les préjugés persistants des intégristes de tous bords, les communautés religieuses du Proche-Orient ont appris à vivre ensemble moyennant un certain nombre de règles et de limites à ne pas franchir.
En effet, chrétiens et musulmans reconnaissent leurs différences religieuses et se reconnaissent mutuellement le droit à la différence, tout en étant égaux devant la loi. Il s'ensuit qu'aucun prosélytisme n'est toléré : personne ne cherche à convertir l'autre ou ne tente de porter atteinte à la liberté de culte de l'autre.
On peut dire que de nos jours cette liberté de culte est assurée pour tous. Les chrétiens obtiennent assez facilement l'autorisation de construire des églises et peuvent même organiser dans les rues des processions qui sont protégées par la police.
En Syrie, le jour férié est le vendredi, mais les chrétiens dans les écoles et les administrations peuvent s'absenter deux heures le dimanche matin pour assister à la messe. Noël et Pâques sont des jours fériés tout comme les fêtes musulmanes.
Dans la vie quotidienne, chrétiens et musulmans travaillent ensemble, sont parfois associés dans une affaire ou sont simplement voisins et amis. Ils se rendent visite à diverse occasions : à l'occasion d'une naissance, par exemple, d'un mariage, d'un deuil ou d'une fête religieuse. Je me souviens de cette semaine d'avril 94 que j'ai passée dans ma famille après le décès de mon frère Toufik. J'ai vu défiler alors des dizaines de musulmans venus présenter leurs condoléances ; ils n'étaient pas tous des voisins de la famille ou des relations d'affaires.
En ce qui concerne le statut personnel, il s'applique aux membres de chaque communauté selon des règles qui lui sont propres. Il n'y a donc pas de mariage civil. C'est le mariage à l'église qui est enregistré par les services de l'Etat. Il s'ensuit que pour les chrétiens, du moins pour les catholiques, le divorce n'existe pas en tant que tel. Ce qui existe parfois c'est l'annulation du mariage par les autorités religieuses pour vice de forme ou pour non consommation.
Il s'ensuit également que les mariages mixtes entre chrétiens et musulmans sont très mal vus et très mal vécus par les uns et les autres. Ils constituent, dans leur extrême rareté, le principal point de friction entre les deux communautés. Je me souviens d'un ami saoudien qui faisait ses études à Strasbourg dans les années soixante-dix, et qui disait à qui voulait l'entendre : Youssef et moi, nous sommes amis depuis des années. Entre nous, c'est une amitié au sens plein du terme ; c'est une entente parfaite entre un chrétien arabe et un musulman arabe, mais je ne lui donnerai jamais ma soeur en mariage et il ne me donnera jamais la sienne en mariage.
Donc pas de mariages mixtes islamo-chrétiens, mais des influences culturelles réciproques : influences chrétiennes dans le domaine de la littérature et des arts plastiques ; influences musulmanes dans le domaine culinaire (absence de viande de porc, par exemple), dans le domaine vestimentaire où on observe une certaine retenue dans la façon de s'habiller, ou encore dans le domaine des moeurs : par exemple, les amoureux ne s'embrassent jamais en public et on accorde une importance particulière à la virginité avant le mariage.
J'en viens au troisième point de mon intervention :

3) LES RELATIONS DES CHRETIENS ENTRE EUX
Vous connaissez sans doute les rivalités des Églises chrétiennes en Terre Sainte, notamment à Jérusalem et dans l'enceinte même du Saint-Sépulcre. Je ne sais pas si ces rivalités se sont estompées en ce début du 21ème siècle. Je sais, en revanche, qu'on ne les retrouve pas dans la vie des communautés chrétiennes du Proche-Orient, qui, dans leur diversité, entretiennent de bonnes relations entre elles, dans un esprit oecuménique qui s'affirme de plus en plus depuis une trentaine d'années.
Dans leur vie quotidienne, les fidèles des différentes communautés ne font pas de différence entre chrétiens. Les mariages mixtes sont monnaie courante et la nécessaire autorisation épiscopale est accordée facilement.
Je me souviens d'une anecdote personnelle qui me semble tout à fait révélatrice à ce sujet. Au cours de l'été 98, j'étais en Syrie et j'assistais au mariage de l'une de mes nièces. La cérémonie avait lieu dans l'église de ma ville natale Yabroud. Vous imaginez mon étonnement lorsque j'ai entendu l'officiant prier en langue syriaque, alors que je m'attendais à entendre de l'arabe et du grec, qui sont les deux langues du rite melkite. J'ai pensé, sur le moment, que c'était un retour aux sources, un retour à la langue du Christ. Mais lorsque je m'en suis enquis auprès des miens, on m'a répondu que le jeune marié est de rite syriaque, l'officiant étant l'évêque de la paroisse syrienne (catholique ou orthodoxe, je ne sais pas). Ce qui me semble significatif dans cette histoire, ce n'est pas tellement le mariage mixte lui-même, mais plutôt le fait qu'il soit dans l'ordre des choses, au point qu'on n'a pas éprouvé le besoin de m'en avertir avant la cérémonie. Plus significatif encore : voilà un évêque syriaque, officiant en langue syriaque dans une église grecque-melkite, assisté d'un curé grec-melkite.
Il me semble que cet exemple illustre bien les bonnes relations entre les fidèles des dix Églises chrétiennes de Syrie-Liban. Mais l'entente n'est pas parfaite. Malgré la création du Conseil des Églises chrétiennes du Moyen-Orient, on est toujours à la recherche de solutions satisfaisantes, ne serait-ce que pour fêter à la même date Noël et Pâques.
Ceci est une vision personnelle - elle est forcément incomplète. A Monsieur Reichert de la compléter (voir ci-texte suivant).

Youssef AYACHE
Linguiste à l'Université de Nancy

Notes

En 451, concile de Chalcédoine sur la nature du Christ, homme ou Dieu ? Selon ce concile, le Christ est une seule personne et deux natures, une nature humaine et une nature divine.
1) A la suite du concile d'Ephèse (431) :
Église assyrienne ou nestorienne (de Nestorius : patriarche de Constantinople 428-430, selon lequel Jésus a deux natures et deux personnes ; partisans en Syrie et surtout Irak puis en Perse, Inde, Chine), de langue syriaque
2) A la suite du concile de Chalcédoine (451) :
Contre le concile :
- Église copte (Égypte)
- Église grégorienne (Arménie)
- Église syrienne ou jacobite ou encore monophysite (Syrie au sens large et Mésopotamie, de langue syriaque)
Avec le concile de Chalcédoine :
- Église grecque-orthodoxe ou melkite
- Église maronite (de langue syriaque)
3) Après le schisme du 11ème siècle et le rattachement des uniates au 18ème
- Église melkite-orthodoxe ou grecque-orthodoxe (400 à 500.000 en Syrie)
- Église syrienne-orthodoxe (50 à 60.000 en Syrie), de langue syriaque
- Église arménienne-orthodoxe ou grégorienne (50 à 60.000 en Syrie)
- Église melkite-catholique (200.000 en Syrie)
- Église syrienne-catholique (30.000 en Syrie), langue syriaque
- Église arménienne-catholique (25.000 en Syrie)
- Église chaldéenne-catholique (anciens assyriens, Syrie et surtout Irak), de langue syriaque
- Église maronite (surtout au Liban, 20.000 en Syrie), de langue syriaque
- Église latine (minoritaire parmi les chrétiens du Proche-Orient)
- Églises protestantes, depuis le 19ème s. conversion de chrétiens par des missionnaires protestants (quelques milliers)

Particularités des chrétiens orientaux par rapport aux catholiques latins :
1) Hiérarchie différente : patriarche
2) Rites différents (liturgie, offices religieux, cérémonies, coutumes). Langues utilisées : arabe, syriaque, grec, arménien
3) Prêtres mariés (on ordonne prêtres des hommes mariés).

Youssef AYACHE

 

Les minorités chrétiennes au Moyen-Orient

par Ernest REICHERT

(Conférence donnée dans le cadre des rencontres de l'Union Protestante Libérale à Strasbourg le 20 janvier 2003, contribution publiée dans les "Annales 2002" de l'UPL, pages 14 à 18)

 

Le titre est déjà un constat : les chrétiens sont devenus une minorité au Proche-Orient, même si des gens comme le pape copte Shénouda III refusent ce terme et si leur présence est encore relativement importante dans un pays comme le Liban, une minorité de surcroît très parcellisée. Il fut un temps où le Proche-Orient était chrétien, ne l'oublions pas, à une époque où l'Occident ne l'était pas encore. Le Nouveau Testament en laisse entrevoir l'amorce. Au cours des premiers siècles de notre ère, surtout à partir du 4ème, une civilisation extraordinaire s'est développée au Proche et au Moyen Orient, jusqu'en Inde et en Chine. Mais pour bien des raisons (invasions arabo-musulmanes, croisades, Mongols, querelles intestines… pour ne citer que quelques unes), ce christianisme naguère si florissant est devenu minoritaire, et le devient de plus en plus.
L'histoire de ces minorités remonte aux origines du christianisme, et non comme on l'imagine parfois aux croisades voire aux missions occidentales des 17°-19° siècle.
Au 5° siècle, les chrétiens se sont divisés en 3 groupes identifiables par des désaccords doctrinaux, des différences culturelles, et des conflits politiques, -auxquels il faut ajouter des querelles de personnes : les Melkites, les Jacobites, les Nestoriens, …sans que les frontières aient toujours été nettes entre les uns et les autres.

Situation actuelle
Il est difficile et délicat de donner des chiffres. Souvent les statistiques n'existent pas (au Liban le dernier recensement a eu lieu en 1932), et personne ne tient vraiment à être trop précis en ce domaine - pour de nombreuses raisons. Aucun des chiffres que je donnerai ne peut donc être garanti ! Il ne s'agit que d'estimations.
Essayons de faire le tour des pays et/ou des confessions. Ma source principale a été l'article de Tarek Mitri dans International Review of Mission de janvier 2000 : Christian Presence and Witness in the Middle East.

Les Assyriens
Il s'agit de l'Ancienne Eglise de l'Est, aujourd'hui plutôt appelée : Eglise Assyrienne de l'Est.
Son nom officiel est la Sainte Eglise Apostolique Assyrienne de l'Orient.
Elle n'a pas participé au concile d'Ephèse (431) car l'Eglise de Perse devait se démarquer des conflits entre Byzantins et Sassanides. Il était donc important qu'elle se donne une image d'Eglise nationale. En 484 elle a accepté le nestorianisme condamné par le concile d'Ephèse, mais a toujours refusé l'appellation de "nestorienne". Non suspectée de sympathies byzantines, elle a pu jouer un rôle important dans l'élaboration de la culture arabe (voire arabo-islamique). Elle a connu une extraordinaire activité missionnaire, surtout du 7° au 9° siècle, jusqu'en Asie centrale, au Tibet, en Inde… Ensuite elle a été affaiblie par l'empire mongol, les tensions internes, les pressions externes. 2/3 des survivants ont été perdus, massacrés au 20° siècle.
On les estime aujourd'hui à 200 000, davantage en Occident qu'en Iran, Irak, Syrie, Liban.
L'Eglise chaldéenne en est sa branche catholique. Elle est liée à Rome depuis 1553. Elle est plus importante aujourd'hui que l'Eglise-mère.
On peut estimer le nombre de ses membres à 600 000, surtout en Irak.
Il existe aussi une branche protestante depuis 1931 : en Iran…
Les "grecs orthodoxes" ou [orthodoxes] Roums
On les appelait autrefois "melkites" faisant référence ainsi à leur loyauté envers l'empereur de Constantinople (l'autre Rome !) qui a convoqué le concile de Chalcédoine en 451. De nos jours, le mot melkite est uniquement utilisé pour l'Eglise grecque catholique.
Les sièges des patriarcats sont à Constantinople, Alexandrie, Antioche, Jérusalem.
Elle a été l'Eglise la plus hellénisée du Proche-Orient, mais s'est entre temps arabisée.
On la trouve surtout en Jordanie, au Liban (>300 000), en Syrie (>300 000), en Palestine.
Le nombre de ses membres arabes est de 800 000 à 1 500 000. Il en existe au moins autant en diaspora, surtout dans les Amériques.

Les grecs catholiques ou melkites
Ils ont un patriarcat depuis 1742, et sont un peu moins de 400 000 dans le monde arabe (surtout au Liban, en Syrie, en Israël, en Jordanie) et au moins autant dans les pays d'émigration.

Les syriaques (parfois on les appelle syriens mais le terme est ambigu) orthodoxes ou jacobites (non chalcédoniens )
Ils ont connu un développement remarquable au début du 7° siècle après la conquête par les Perses des provinces orientales de l'empire byzantin. Comme d'autres encore, ils avaient accueilli la conquête arabo-musulmane comme une libération du joug byzantin. Leur plus rude épreuve a été l'invasion de Tamerlan (Timur Lang) aux 14°-15° siècles : une véritable extermination. Les syriaques ne constituaient pas de millet (nation) à eux mais étaient intégrés à celui des Arméniens apostoliques de Constantinople.
Ils sont environ 400 000 dans le monde arabe (Irak, Liban, Syrie) et au moins autant dans les pays d'émigration : USA, Australie, Scandinavie.
Il en reste un petit nombre en Turquie orientale, mais ils n'y sont pas reconnus comme minorité religieuse (un "oubli" du Traité de Lausanne en 1923).

Les syriaques catholiques
Il existe une dissidence uniate depuis 1656.
80 000 à 100 000 membres (dans les mêmes pays que précédemment).

Les coptes (Eglise non chalcédonienne )
"Copte" vient d'un mot qui en arabe et déjà auparavant désignait les "Egyptiens"; et qui a été utilisé uniquement pour parler des chrétiens.
Leur origine remonte (du moins dans la tradition copte) à la prédication de St-Marc.
Cette Eglise a depuis toujours connu des persécutions (comme la plupart des chrétientés orientales, mais sans doute encore pire). L'un des effets en a été le développement extraordinaire de la vie érémitique. Cette vie monastique est en plein essor actuellement, mais les coptes ont toujours été des champions de l'ascèse.
La conquête arabo-musulmane de 639 a, là aussi, été vécue comme une libération.
Les coptes constituent la plus grande communauté chrétienne dans le monde arabophone.
Ils sont plus de 5 000 000, diaspora non incluse.
Leur liturgie est aujourd'hui en arabe, traditionnellement en copte, (le copte est une évolution de la langue de l'ancienne Égypte).

Les coptes catholiques
Ils sont le résultat d'efforts missionnaires catholiques remontant au 17° siècle. Leur Eglise a été créée officiellement en 1899. 100 000 membres.

Les coptes évangéliques
Leur origine remonte au milieu du 19° siècle. Leur Eglise est indépendante depuis 1926.
Elle compte 400 000 membres (des sources non protestantes en admettent au moins 150 000). Très active, cette Eglise a vu naître en son sein le CEOSS, une ONG remarquable qui est aujourd'hui administrativement indépendante de l'Eglise copte évangélique.
Remarque : Depuis Nasser, la participation à la vie publique des coptes a beaucoup diminué. En réaction sans doute, ils ont tendance à se retirer dans la vie monastique.

Les Arméniens apostoliques ou grégoriens (non chalcédoniens)
Leur présence dans le monde arabe fait partie de leur diaspora, même si elle en est peut-être le 1er cercle ! Après les massacres de 1915 qui les a chassé de leur (2ème) territoire de Cilicie, le catholicossat d'Antélias au Liban (selon les périodes, égal ou inférieur en dignité à celui, originel, d'Etchmiadzine, en Arménie) a été le seul à ne pas être contrôlé par le régime soviétique. Depuis l'indépendance de la République d'Arménie en 1991, les 2 catholicossats ont entre eux de bonnes relations, avec une primauté d'honneur non contestée à Etchmiadzine.
Le nombre de leur membre est de 350 000 au maximum dans le monde arabe. La moitié d'entre eux réside au Liban, les autres en Syrie, en Egypte, à Jérusalem, dans le Golfe, en Irak, en Turquie. Ils constituent la principale communauté chrétienne en Iran. Mais partout ils connaissent une forte émigration.

Les Arméniens catholiques
Depuis 1740. 50 000 membres dans le monde arabe.

Les Arméniens évangéliques
Depuis le milieu du 19° siècle, tout comme les autres communautés protestantes au Proche-Orient.
Ils sont un maximum de 15 000 membres, surtout au Liban, en Syrie, aussi en Grèce, en Egypte, en Turquie, mais sont beaucoup plus nombreux en pays d'émigration : USA, Canada, France, Australie, Brésil, Argentine…

Les maronites
C'est l'une des deux Eglises orientales catholiques non "uniates".
Leur origine est discutée, mais est certainement syrienne/syriaque, et liée à la figure plus ou moins légendaire de St-Maron, moine du 4°-5° siècle. Pour certains, les Maronites auraient quitté la vallée de l'Oronte vers 685, sans doute est-ce une légende. Il est avéré qu'ils ont été présents dans la Montagne libanaise depuis le 10° siècle.
D'abord chalcédoniens, ils ont été plus tard adeptes du monothéisme. Au début du 7° siècle ils ont élu leur propre patriarche : Jean Maron, au siège "roum" d'Antioche, alors vacant. Quand il y eut une réaction avec persécution de la part des Byzantins, ils se sont réfugiés dans la Montagne libanaise, qui a été leur refuge pendant des siècles. Plus tard ils ont été du côté des Croisés (ce qu'ils ont dû payer cher au 14° siècle). Ils ont reconnu la suprématie du siège de Rome en 1182.
C'est la partie du christianisme oriental qui a le plus bénéficié de l'aide occidentale et surtout française au cours des siècles. Les Maronites ont profondément influencé l'histoire moderne du Liban. Ils en constituent la plus importante communauté chrétienne : 750 000 membres. Ils sont aussi présents en Syrie, en Egypte…
Environ 1 000 000 vit dans la diaspora.

Les Latins
Ce sont les catholiques occidentaux, "romains" dirions-nous, présents en Palestine surtout (mais de moins en moins comme tous les chrétiens dans ce pays), et aussi au Liban…
Le patriarcat latin de Jérusalem, établi au temps des croisades, a été restauré par Rome en 1847.
80 000 membres dans le monde arabe, plus divers expatriés.

Les protestants
Il existe au Proche-Orient toutes les tendances du protestantisme : anglicans/épiscopaliens, baptistes, pentecôtistes, luthériens, en Palestine surtout, nazaréniens, frères, évangéliques de toutes tendances… On peut difficilement chiffrer le nombre de leurs membres, d'autant plus que beaucoup d'entre eux ont une double affiliation s'ils sont d'origine chrétienne, ce qui est le cas de la très large majorité d'entre eux. Ils restent souvent officiellement membres de leur Eglise d'origine, qu'ils vont retrouver pour les grands actes de la vie : mariages, baptêmes, enterrements. S'ils sont d'origine musulmane ils restent très discrets sur leur appartenance.
L'une des principales Eglises protestantes est le Synode National évangélique de Syrie et du Liban.
Les protestants ont aussi la particularité d'utiliser l'anglais à côté de l'arabe (ou de l'arménien), alors que catholiques et orthodoxes ont davantage recours au français. La raison en est que les missionnaires étaient surtout d'origine anglo-saxonne ou américaine.
Le total de ces protestants divers peut être estimé entre 10 000 et 20 000. Mais leur influence est de loin supérieure à leur nombre : à cause de leurs nombreuses écoles, de leur travail médical et social…

Toutes ces "nations" (millets ) ont été marquées par leur statut particulier dans l'empire ottoman (1453 - 1918. Elles ont aujourd'hui gardé un statut particulier, par exemple au sein des 18 confessions religieuses reconnues au Liban.
L'état civil leur est confié. Elles ont toutes leurs tribunaux religieux, tout comme de nombreuses institutions.
Elles ont traditionnellement été le refuge du sentiment d'appartenance "nationale" et ont souvent joué un rôle important dans la renaissance culturelle arabe du 19° siècle et dans le développement des mouvements nationalistes (ex : les grecs orthodoxes, les coptes), partout où cela était possible. Mais globalement, il est plus difficile aujourd'hui de s'imaginer un avenir "stable" voire prospère quand on est chrétien, même si officiellement c'est tout à fait possible. Il sera en général (il y a toujours des exceptions) difficile pour un chrétien d'être officier supérieur, titulaire d'un grand portefeuille de ministre, ambassadeur, même ingénieur ou médecin dans beaucoup de pays (le Liban reste une exception), ne serait-ce qu'à cause de la récession économique et de la pression démographique.
Il est en général plus difficile de construire une église qu'une mosquée.
Il est aussi plus courant de voir des chrétiens qui se soucient du développement des musulmans que de voir des musulmans soucieux du bien-être des chrétiens. Et là où il existe des tentatives de rencontres inter-religieuses, l'initiative en revient presque toujours aux chrétiens.
Ceci est une réalité. Je ne parle pas de persécutions, et je récuse ceux qui en parlent : la réalité est plus complexe et le mot trop chargé. Mais dans la plupart des pays il est nettement plus facile d'être musulman (ou juif, dans le cas d'Israël) que d'être chrétien.
Quant au changement de religion, il est autrement facile pour un chrétien de devenir musulman que pour un musulman de devenir chrétien. Même si le changement ne sera pas admis par la communauté d'origine, la pression sociale est en faveur de la majorité musulmane, qui dans le contexte actuel a partout tendance à se radicaliser.
Il faut reconnaître que ce contexte (menace de guerre en Irak, blocus en Palestine, violences entre Israéliens et Palestiniens…) n'invite pas à la compréhension.
Les protestants sont en général "la minorité dans la minorité", minorité représentée face aux gouvernements par une "fédération protestante" (au Liban et en Syrie : Conseil Suprême de la communauté évangélique) à laquelle doivent être rattachées toutes les Églises et confessions.
Ceux d'entre eux qui appartiennent aux "mainline churches" (presbytériens, congrégationalistes, anglicans, luthériens) ont été les initiateurs des premières démarches œcuméniques dans la région. Ce sont eux qui ont créé en 1962 le Conseil des Eglises du Proche-Orient qui est devenu en 1974, avec l'entrée des orthodoxes, le Conseil des Eglises du Moyen-Orient (CEMO / MECC). Les catholiques l'ont rejoint en 1990.

Mais le principal problème des chrétiens est le risque de leur disparition pure et simple. Ce souci est devenu la préoccupation première des responsables de toutes les Églises, et a conduit à les réunir à au moins deux reprises sur ce sujet.
Chose étonnante, même un prince de la famille royale d'Arabie Saoudite (qui ne tolère aucune présence chrétienne ne serait-ce que symbolique sur son propre territoire) déplore que les Arabes chrétiens quittent en masse le monde arabe. Il est vrai que le Prince Talal Ibn Abdel Aziz Al Saoud est marié à une Libanaise, et fait partie du monde des affaires au Liban. Sa demande est donc aussi intéressée, même si le risque est réel.

Ernest REICHERT, Directeur de l'Action Chrétienne en Orient

Ernest WINSTEIN, La Bible : Paroles d'hommes, parole de Dieu
La Bible n'est pas tombée du ciel. Tout le monde, ou presque, a fini par l'admettre. Elle est donc parole humaine - et ne peut être entendue qu'en tant que telle. Comment peut-elle alors être considérée comme parole de Dieu ? La pensée divine s'exprime-t-elle dans cette parole ? Y aurait-il une parole de Dieu en soi?  …toute parole au sujet de Dieu exprimant notre relation à Dieu, en somme, notre conscience de notre statut humain, la conscience que nous avons d'être du monde, d'avoir une place dans le cosmos, et en même temps la conscience que nous avons de ce monde, - cette conscience étant notre manière de nous élever au-dessus de cet univers, de prendre du recul - sera, à sa façon parole de Dieu."

"Annales 2001"

En guise de présentation :

Une pensée alimentée par les questionnements des contemporains
Les " Annales 2001 " continuent de rendre visible le courant de pensée protestant " libéral " et offrent un lieu d'expression et de débat sur des questions théologiques et de société. Nous contribuons ainsi, à notre manière, aux efforts de ceux qui tiennent à donner une perspective au devenir de l'humanité, à maintenir ouvert son avenir, sans négliger pour autant l'épanouissement de la personne humaine. L'administration politique de la planète ne peut se passer, pensons-nous, d'une réflexion sur ce devenir. Comment, par ailleurs, le travail scientifique pourrait-il conduire vers un "progrès" digne de ce nom sans une réflexion sur le sens de l'existence !
Si le questionnement au sujet de Jésus revient aujourd'hui très fortement, qu'il nous permette aussi d'y répondre en nous plaçant, non pas dans le rôle de ceux qui ont réponse à tout, mais de ceux qui cherchent la vérité avec d'autres, et surtout de nous conduire à l'essentiel : Jésus, le frère, et le maître… dans la foi, vient libérer en nous l'énergie divine pour nous permettre de mieux tenir notre place dans le monde, dont nous disons avec conviction que Dieu nous l'a confié. La religion ne favorise pas toujours cette recherche ! Que l'intelligence vienne alors au secours de notre foi pour nous ouvrir encore mieux la voie vers une vie riche de son individualité, mais aussi consciente du fait que notre destin personnel est intimement lié à celui de notre monde et… de l'univers.
Les conférences 2000-2001 organisées par l'Union Protestante Libérale ont permis une sorte de retour aux sources de la pensée théologique libérale : L'humanisme des philosophes des Lumières osant la liberté de la pensée au 18e siècle, rappelé par Annik Riester (L'actualité des Lumières), la spiritualité de Schleiermacher (Marc Lienhard, La pensée de Schleiermacher) portant le soucis d'une prise en compte des questionnements de ses contemporains, la fraîcheur de la pensée du catholique novateur et courageux, esprit scientifique s'il en fût, Ernest Renan (Ernest Winstein, Une nouvelle lecture de la Bible), constituent autant de jalons pour la poursuite de notre quête de la vérité, et invite à trouver auprès de nos contemporains le terrain fertile et la motivation de notre travail. En effet, toute réflexion quant à l'essence de la foi ne devrait pas perdre de vue cette vérité première : Le sens de toute religion est d'aider les humains à vivre. Or, la vie gagne son sens, grâce au tissus relationnel qui s'établit avec les autres, voire avec le grand " Autre ". Dieu est présent dans l'expérience humaine, rappelait Annick Vanderlinden, en présentant la pensée de Martin Buber. Quelle est alors la place de Jésus de Nazareth, l'homme qui vint interpeller - sans doute malgré lui - tant de cultures différentes et les inviter à se repositionner face aux divinités ? Cet homme, dont nous héritons, offre l'exemple d'une foi totalement en phase avec le vécu et les questionnements des hommes de son temps - Renan a largement ouvert la voie dans cette direction.
La contribution de Charles-Léon Koehlhoeffer sur la liturgie strasbourgeoise, qui faisait partie du cycle précédent, apporte un éclairage précieux à l'histoire du protestantisme strasbourgeois.
Les actes du Colloque Albert Schweitzer organisé par l'Association Française des Amis d'Albert Schweitzer en liaison avec l'Union Protestante Libérale seront publiés dans les cahiers Foi et Vie.
Nous proposons dans la présente livraison les textes de Ch.L. Koehlhoeffer, Marc Lienhard, et Annick Vanderlinden. Les autres seront publiés dans les "Annales 2002". Pour la contribution récente sur le foi humaniste du pasteur Charles Wagner, nous renvoyons au livre de Pierre-Jean Ruff, Charles Wagner et le Foyer de l'Âme, publié aux éditions Van Dieren). Nous pensons faire écho aux "conférences 2001-2002" données par Philippe Vassaux (Le courant protestant libéral : Origine histoire, devenir), Christian Mazel, Henri Fichter, qui analysera les rapports entre psychanalyse et foi, Ernest Winstein au sujet du livre de Richard Rubinstein, Le jour où Jésus devint Dieu.
Nous remercions vivement les intervenants qui ont mis à notre disposition les textes de leur conférence ou ont accepté de synthétiser leurs notes en vue de leur publication.

Ernest Winstein

 

La liturgie strasbourgeoise de 1524 à 1859
Charles-Léon Koehlhoeffer
(Conférence donnée au Foyer Lecocq, Saint-Guillaume, à Strasbourg, dans le cadre des conférences de l'Union Protestante Libérale, le 19 novembre 1999, publiée dans les "Annales 2001" de l'Union Protestante Libérale, pages 3 à 7)

Remarques liminaires :
1) On entend par liturgie l'ensemble du culte depuis le début jusqu'à la fin.
2) Les sieben evangelischen Kirchen / sept églises protestantes de Strasbourg étaient l'église " principale " (cathédrale / Münster, jusqu'en 1549, église des Dominicains / Predigerkirche, pendant l'Intérim [1549-1559] ; à nouveau cathédrale de 1561-1681 ; à partir de 1681 à nouveau église des Dominicains sous le nom de Temple-Neuf / Neue Kirche), Ste Aurélie, St Guillaume, St Nicolas, St Pierre-le-Jeune, St Pierre-le-Vieux, St Thomas [citées avec l'abréviation " 7égl. "].

I. Chronologie
A) XVIème siècle : On relève quatre étapes :
1) 1524-1526 : En février 1524 Théobald Schwarz (non latinisé Nigrus), l'un des prédicateurs à la cathédrale, célèbre dans la crypte un office, traduction en allemand de la Messe. Le document existe sous forme manuscrite. Cette même année, deux liturgies imprimées sont publiées à Strasbourg ; le rédacteur de l'une d'elles en était Georg Spalatin. En 1525, paraît le Teutsche Kirchenampt, reprise de la liturgie de 1524 avec ajout de cantiques ; réédition en 1526.
2) 1537-1539 : Les liturgies antérieures sont abandonnées. Martin Bucer rédige une liturgie qui sera, par la suite, diffusée dans l'ensemble du monde européen ; élaborée de 1537 à 1539, elle fut intégralement reprise pour la KirchenOrdnung de Köln ; elle fut traduite en anglais et servit de modèle pour le Book of Common Prayer de 1549 ; elle a servi à la rédaction, en français, de la liturgie appliquée à Genève par Calvin. Donc, la plupart des liturgies en vigueur en Europe après 1540 sont d'origine strasbourgeoise.
3) 1570-1575 : En 1549, Charles-Quint impose l'Intérim à Strasbourg ; il durera jusqu'en 1559 (réintroduction du culte catholique et ce à St Pierre-le-Jeune, à St Pierre-le-Vieux et à la cathédrale). Durant cette période, chaque pasteur fit, dans son territoire paroissial ce qu'il voulait. L'essai d'uniformisation, du moins d'entente cordiale entre les 7égl., mis sur pied par M. Bucer était balayé. A la demande du magistrat de la ville, le Kirchenkonvent sous la présidence de Johann Marbach, pasteur à St Nicolas, tenta de retrouver cette unité perdue. Plusieurs projets furent élaborés entre 1570 et 1575 ; la pierre d'achoppement était la célébration du culte dominical à propos duquel la mésentente entre les 7égl. était totale (nous avons retrouvé le projet de 1572 dont on ne connaissait jusqu'à présent que l'existence, mais non le contenu).
4) 1598 : Parution de la Kirchenordnung, forte de 400 pages : réflexion sur les différentes sortes de célébrations, sur les sacrements, sur les actes pastoraux ; descriptif et ordre des différents cultes, avec florilège de textes liturgiques pour les différentes occasions (y compris la visite aux malades et l'assistance aux condamnés à mort). Plusieurs éditions, à l'identique, en 1601, 1603, 1605.
B) XVIIème siècle : En 1670, parution de la Revidirte Kirchenordnung, il s'agit, en fait, d'une réédition du texte de 1598 avec quelques ajustements d'ordre technique (horaires, essentiellement).
C) XVIIIème siècle : 1774, réédition, à l'identique du texte de 1670.
D) XIXème siècle : 1859, Agende, arrêté dans la séance du Conseil du Consistoire Supérieur, à la suite de l'Assemblée de 1858.

II. Déroulement des cultes dominicaux et quotidiens
En 1526, Martin Luther introduit " sa " Deutsche Messe. Dès 1524, maints essais de liturgie voient le jour dans les Allemagnes (Nürnberg, Braunschweig), traductions allemandes de l'Ordo Missae. L'originalité de Strasbourg, c'est la confession des péchés placée au début du culte. On dira : oui, mais dans la Messe, au début, il y a le Confiteor ! Oui, mais c'est l'officiant qui le récite ; or, dans la liturgie strasbourgeoise, il y a une dimension nouvelle, communautaire, spécifiée par la transformation (la transposition) du " Je " en " Nous ". Suivie immédiatement des paroles de grâce, c'est une trouvaille par le fait que cet acte de confession des péchés-absolution devient un acte de libération de l'ensemble de la communauté et proclame le sacerdoce universel de tous les croyants.
En 1537 - 39, M. Bucer voulait une unification souple parmi les 7égl. Sa liturgie propose deux formulaires pour la confession des péchés : La première est bien connue, dans sa traduction française : " Seigneur Dieu, Père éternel et tout-puissant, nous reconnaissons et nous confessons devant ta sainte majesté que nous sommes de pauvres pécheurs… ". Calvin utilisa ce texte strasbourgeois qui fut, ensuite, adapté par Théodore de Bèze. La seconde reprend chacun des 10 Commandements ; un long développement énumère pour chacun d'eux les multiples occasions d'y avoir désobéi. Dans le premier formulaire, Bucer affirme que l'aveu des péchés devant Dieu est déjà le signe d'un fruit de l'Esprit Saint ; c'est Lui qui fait découvrir aux croyants sa faute ; c'est une première démarche vers la conversion ; la seconde est le regret et le repentir, la troisième est l'entrée dans une nouvelle vie.
La Kirchenordnung de 1598 décrit, dans son préambule, son projet : c'est par la répétition continuelle du message évangélique que le peuple (" Das Volck ") perçoit et peut appliquer les principes de l'Evangile : (notre traduction française) : " Puisque la Parole de Dieu, prêchée, exerce un si grand pouvoir et a un si grand impact, aussi, nous la laissons prodiguer abondamment ici à Strasbourg, non seulement les dimanches et les jours de fête, mais encore journellement, tout au long de l'année, et cela, plusieurs fois par jour. " En effet, il y a, à cette époque, les cultes quotidiens qui ont lieu dans toutes les 7égl., le matin (à 5h, l'été, à 6h, l'hiver, à la cathédrale, à 8h) ; il y a aussi un culte du soir, uniquement à la cathédrale (15h, en été ; 16h, en hiver). Le service comprend : prière, prédication (une ½ heure), prière universelle (les intentions sont remises au pasteur sur des morceaux de papier avant le début du culte) suivie du Notre Père (non à haute voix), action de grâces, bénédiction. Le dimanche matin est célébrée l' " Amptpredigt " se déroulant comme suit : orgue, chant (Psaume), confession des péchés et absolution ; prière de collecte ; chant (Psaume), lectures, prédication (une heure), chant (" Wir glauben all an einen Gott "), annonces, intercession, baptême(s), Sainte Cène ( prière, Notre Père, institution, communion ), action de grâces, bénédiction. Ce culte est célébré dans toutes les 7égl en deux services : à 6h, pour les domestiques et le personnel de maison ; à 8h, pour les autres. La Sainte Cène est célébrée tous les dimanches à la cathédrale, tous les quinze jours dans les autres églises (le samedi soir précédent a lieu un culte avec examen de conscience ; ceux qui veulent communier le lendemain doivent se signaler ). Dimanche, à midi, un culte est célébré à la cathédrale et à Ste Aurélie, comprenant chant, prédication, prières ; sur le même ordre est encore célébré un culte à la cathédrale le dimanche soir.
L'Agende de 1859 décrit en quelques pages le déroulement du culte du dimanche matin : cantique, dont le contenu " n'a pas de rapport direct avec le sujet du sermon ", confession des péchés suivie " d'une formule exprimant la foi de l'Eglise au sujet de la grâce divine ", lecture d'un passage biblique " prière d'invocation pour que la Parole de Dieu porte ses fruits ", sermon sur la péricope ; après le sermon, un verset de cantique, " prière suivie de l'Oraison dominicale (qui sera accompagnée d'une sonnerie de cloche tant dans les villes que dans les campagnes), bénédiction donnée à l'autel, chant de bénédiction et d'action de grâce ".

III. Chant et musique
L'usage du chant dans le culte est justifié par la parénèse tripartite de Paul aux Ephésiens (5,18) et son parallèle dans l'épître aux Colossiens (3,16) : Psaumes, Hymnes, Cantiques inspirés. Les premiers recueils de cantiques protestants ne contenaient que des Psaumes et des Hymnes ( Magnificat, Nunc dimittis) ; progressivement, des cantiques spirituels (" Geistliche Lieder "), d'abord pour les fêtes christologiques, puis sur les grands thèmes de la vie chrétienne, furent introduits dans les recueils. L'Eglise protestante de Strasbourg a été la première à introduire de fait le chant des Psaumes en langue vulgaire exclusivement à l'usage communautaire et ce dès 1524. Dès 1539, l'ensemble des 150 Psaumes, traduits en vers allemands avec un jeu d'une trentaine de mélodies originales, est publié à Strasbourg. Il convient de corriger l'affirmation selon laquelle le choral (terme technique générique) désigne le cantique plutôt luthérien alors que le psaume (autre terme technique générique) correspond à une pratique de tradition réformée. Le chant des Psaumes n'est donc pas une spécificité réformée, c'est une spécificité strasbourgeoise ( que Calvin n'a pas hésité à reprendre à son compte lors de son séjour strasbourgeois dans son recueil Aulcuns Psaumes … Il faudra attendre 1562 pour que le Psautier genevois soit constitué). Au cours du XVIIème un nombre considérable de cantiques traitant de la vie chrétienne fut introduit. A partir des recueils du XVIIIème, on constate que les trois-quarts des textes sont d'inspiration piétiste (beaucoup sont de Benjamin Schmolck). Ce fait est étonnant puisqu'à Strasbourg, le Piétisme était fortement combattu. Les éditions de recueils de cantiques connurent une cadence soutenue : au cours du XVIème, pas moins de 7 jusqu'en 1589 ; au XVIIème, 8 ; au XVIIIème, pas moins de 27 entre 1708 et 1789. Du recueil de 1524 (contenant 25 titres) au dernier, publié avant la Révolution (fort de 661 titres), nous avons répertorié 1087 titres de Psalmen, et de Geistliche Lieder ( ou Gesänge). On constate que si la liturgie, dans son cadre de l'expression parlée, a connu une stabilité pendant près de deux siècles, il en va tout autrement pour des recueils de cantiques qui furent en constante évolution, transformation.
Comment pratiquait-on le chant ? Il était conduit par le Choragus ; il y en avait un par église et c'était généralement l'instituteur. Jusqu'au début du 17ème on l'appelait Sänger ou Cantor. D'abord seul pour mener le chant d'assemblée, on lui adjoint, à partir de 1554, des choristes (" Knaben aus dem Wilhelmer Kloster "). Le chant fut pratiqué à l'unisson jusqu'en 1577, ensuite à quatre voix, aussi les choristes furent-ils issus, par la suite, des différentes écoles de la ville.
En plus du chant d'assemblée, il y avait la musique instrumentale, assurée, jusqu'en 1670, par l'orgue. Jusqu'en 1531, l'orgue était interdit dans le culte. Cette année-là le magistrat de Strasbourg en préconise l'usage régulier à la cathédrale. A partir de 1541, son utilisation se généralise dans les autres églises. Dans le premier tiers du XVIIIème, des orgues neufs sont installés (la plupart dataient du XVIème) pour mieux correspondre au style en pratique. La quasi-totalité des instruments sortirent des ateliers strasbourgeois des Silbermann (Andreas, puis Johann Andreas, son fils). La fonction de l'orgue, au cours des cultes dominicaux et festifs, était exclusivement soliste : à la fin de la sonnerie des cloches, il prélude au culte ; il prélude aux différentes strophes des cantiques, celles-ci étant conduites par les choristes ; il clôt le culte par un postlude qui pouvait avoir un caractère libre, alors que les pièces précédentes étaient des improvisations sur les mélodies des cantiques. Il est précisé que ceux qui le désirent peuvent rester pour écouter cette pièce (" die Lust und Mut dar zu haben " ) ; ceux qui souhaitent de partir alors, sont libres de le faire ( " lieber seine Geschäfte nach zu gehen ") ; Pour les cultes quotidiens, l'orgue conduisait le chant de l'assemblée (Il faut abandonner l'idée selon laquelle l'orgue accompagne le chant, en fait, il le conduit - ou devrait le faire).
A partir de 1670, d'autres instruments sont introduits dans les cultes du dimanche. Le fondement biblique se trouve dans les Psaumes, où l'on trouve, effectivement, les trois familles d'instruments, cordes, vents, percussions (notons, à propos de ces derniers - et cela n'a pas encore été relevé - qu'ils n'apparaissent pas dans le Nouveau Testament, sauf une fois, et ce avec une connotation très négative (I Corinthiens 13,1). A Strasbourg, on ne trouve donc que des cordes (violine, viola, violone) et des vents (serpent, cromorne, hautbois, basson, traverso). L'instrument n'est pas une création de l'humain, mais une découverte, par ce dernier, d'un élément inhérent à la Création. De plus, d'éléments divers (bois, métal, peau, boyau), il élabore des objets destinés à louer le Créateur. La musique instrumentale est bénéfique aussi à l'humain car elle lui procure le calme, éveille à la joie et incite à une écoute plus attentive de la parole (ces idées furent défendues, par exemple, par Johann Conrad Dannhauer (1603 à 1666), professeur de Théologie et prédicateur à la cathédrale ; par son disciple, Hector Mithobius ou encore Theophil Grossgebauer). Un Bericht was bey der Music zu observiren, daté de 1678 et dû à deux Music Deputirte du Magistrat, remarque que la musique, au cours du culte, procure " ein sondbhares artificium " de sorte que l'auditeur quitte l'église avec le désir d'en entendre encore plus (" nicht cum satietate sondern cum appetitu u. desiderio plura audiendi "). Les instruments peuvent se substituer à l'orgue pour des pièces ou aux choristes pour conduire le chant. A partir de 1685, ils participent à la Cantate, composée pour chaque dimanche, chaque fête par le Capellmeister. La fonction fut créée par le Magistrat en 1682, lequel procédait aussi à la nomination de celui-ci ; en plus de la composition, la charge consistait à contrôler la bonne qualité de l'enseignement musical, le bon fonctionnement de la pratique musicale dans chacune des 7egl ; (effectifs, état des instruments). Jusqu'à la Révolution, se succédèrent dans cette charge, Hartwig Zysich (de 1682 à 1712), Johann Christoph Frauenholtz (de 1714 à 1754), Johann Friderich Brück (de 1754 à 1776), Johann Philipp Schoenfeld (de 1776 à 1790), Philipp-Jacob Pfeffinger (de janvier 1790 à novembre 1791). Il y a lieu de rectifier l'erreur qui consiste à affirmer qu'au XVIIIème, à Strasbourg, il y avait une pénurie de compositeurs de musique religieuse protestante. En effet, les catalogues de l'époque nous apprennent que plus de 600 Cantates furent composées. Environ 240 sont conservées de nos jours (la plupart dans la bibliothèque du Collegium Wilhelmitanum).
Après la Révolution, ces pratiques musicales furent abandonnées.
Charles-Léon Koehlhoeffer.

Charles-Léon Koehlhoeffer est docteur en Musicologie et Histoire de la Musique



La religion d'après Schleiermacher
Par Marc Lienhard
(Conférence faite à l'Espace Tauler, Temple-Neuf à Strasbourg, dans le cadre des conférences de l'Union Protestante Libérale, le 16 janvier 2001, publiée dans les "Annales 2001" de l'UPL, pages 8 à 20)

 

Introduction

Pourquoi s'intéresser à ce théologien protestant, qui a vécu de 1768 à 1834 ? Il y a deux types de réponses possibles.
1) Au plan purement historique
Le XIXème siècle constitue pour la théologie protestante le siècle le plus créateur, le plus novateur depuis la Réformation. Le XVIIème siècle a prôné des affirmations doctrinales fortes (orthodoxie) ou renouvelé la piété (piétisme), le XVIIIème a opéré et introduit le doute pour permettre la libre pensée (Lumières), le XIXème cherche à traduire la foi dans le nouveau contexte culturel des temps modernes.
Or, Schleiermacher est à bien des égards le père spirituel des théologiens du XIXème siècle. Il les a tous marqués de son empreinte, aussi bien les théologiens libéraux que les théologiens orthodoxes (sauf A. Ritschl).
Selon K. Barth, pourtant critique vis-à-vis de Schleiermacher, celui-ci " n'a pas fondé une école, mais une ère nouvelle ". " S'il s'est souvent distancé de lui, ou s'il a déformé sa conception jusqu'à la rendre méconnaissable, s'il a protesté contre lui, ou s'il l'a négligé et oublié, ce siècle n'en est pas moins le sien pour ce qui est du domaine de la théologie. Après toutes sortes de grands et de petits écarts, on est toujours revenu à Schleiermacher " (Histoire de la théologie protestante au XIXème siècle, p.233).
On pourrait montrer, sans trop de difficultés, l'impact de Schleiermacher tout au long du XIXème siècle. Comme le souligne encore K. Barth : " ce siècle pouvait entendre de la part de Schleiermacher une parole libératrice, une parole qui d'une certaine manière fût une réponse, et il l'a effectivement entendu " (p. 235).
- Ainsi, l'un des pères du réveil luthérien en Allemagne du Nord, Harms, écrit : " J'étais en proie à toutes sortes de questions suscitées par le rationalisme et à des doutes […] je me suis mis à lire les Discours religieux […] alors Schleiermacher a tué en moi le rationaliste ".
- L'école des théologiens d'Erlangen (Thomasius, etc.…) s'est inspirée de Schleiermacher dans son entreprise de ne pas décrire les dogmes en soi, mais dans leur impact sur le croyant, et de faire une théologie de l'expérience.
- Mais il y eut aussi des courants moins traditionnels et plus critiques vis-à-vis des doctrines et des institutions qui se sont réclamés de Schleiermacher, parce qu'il a mis au premier plan le concept de religion vécue (contre l'intellectualisme), c'est le cas de Trœltsch.
- C'est au XXème siècle que viendra la grande réaction contre Schleiermacher avec E. Brunner (Die Mystik und das Wort) et K. Barth, soulignant l'opposition entre une théologie de type réformateur et celle de Schleiermacher. La Réforme parle de l'Evangile, de la révélation et du Christ, Schleiermacher de la religion. Mais Barth n'en souligne pas moins l'importance de Schleiermacher, et les jugements positifs sur ce théologien sont nombreux.
2) L'actualité de Schleiermacher
Nous constatons aujourd'hui un regain d'intérêt pour Schleiermacher. Une réédition scientifique de ses œuvres est en cours. Des colloques sur Schleiermacher se multiplient, ainsi que les publications. Pourquoi ce retour ?
On peut discerner chez ce penseur des enjeux fondamentaux et permanents.
- La spécificité de la foi par rapport à la morale et la métaphysique.
- Une réflexion sur le type de rapport entre la foi chrétienne et la culture d'une époque donnée. Schleiermacher, en définissant la religion, veut répondre au romantisme.
- Plus généralement, Schleiermacher pose la question de l'apologétique chrétienne. Peut-on prouver que la foi chrétienne est une démarche possible, plus même, que c'est une démarche nécessaire ?
- Comment interpréter par ailleurs la prétention d'une religion à l'exclusivité ? Comment l'accepter dans mon existence sans laisser violer mon moi, et de sorte que j'y trouve plutôt ma propre identité ?
Notons enfin combien notre époque est sensible à toute démarche soulignant le vécu, plutôt que le discours et les concepts. Or, au centre de la démarche de Schleiermacher se placent la piété, la religion vécue, l'expérience de Dieu. Il relativise les concepts et un certain anti-intellectualisme émerge chez lui.
Cela dit, il y a aussi de grandes différences entre Schleiermacher et nous :
- au niveau du vocabulaire : piété, religion, sentiment (de dépendance absolue)… : ces termes nous sont devenus étrangers pour parler de la foi chrétienne ;
- entre Schleiermacher et nous, il y eut les maîtres du soupçon : Feuerbach, Marx, Nietzsche, Freud…
Schleiermacher pensait trouver en l'homme - en particulier chez les romantiques de son temps - une expérience religieuse fondamentale que le christianisme ne faisait que conduire à un stade plus élevé. Une telle démarche n'est plus évidente pour nous dans un monde sécularisé ou face à une culture souvent déshumanisée, et en tout cas pas idéaliste.

Qui fut Schleiermacher ?
Né en 1768, fils d'un aumônier militaire, il reçut des impulsions religieuses décisives dans le cadre d'institutions des Frères moraves (les "Herrnhuter"), d'obédience piétiste, se rattachant à Zinzendorf. Il y séjourna de 1773 à 1782. L'accent était mis sur la religion comme expérience vécue, sur la conversion, sur la joyeuse certitude du salut, sur la relation personnelle avec le Sauveur, sur une religion communautaire (4 cultes par jour). Même après s'être éloigné des Frères moraves, Schleiermacher se considérait durant toute sa vie comme un " Herrnhuter höherer Ordnung ".
Toutefois, l'étroitesse de ce milieu, la longue liste des livres interdits et l'absence d'esprit critique finirent par lui peser. Il prit ses distances et se plongea avec délices dans le monde de la culture contemporaine qui lui avait été fermé jusque là. Il fit des études de théologie à Halle, se familiarisa avec la pensée de Kant, mais aussi de Spinoza.
De 1796 à 1802, il fréquenta les milieux romantiques de Berlin, en particulier Schlegel et Novalis. En 1799, il publia à leur intention sa première œuvre majeure : les Discours sur la religion à l'intention des esprits cultivés parmi ses contempteurs.
Il fut ensuite successivement précepteur, professeur de théologie à Halle puis à Berlin à partir de 1810. Il a donné des cours sur toutes les matières théologiques, sauf l'Ancien Testament.
De ses diverses œuvres, je citerai surtout la Brève présentation des études de théologie (1810) et son ouvrage fondamental : La foi chrétienne d'après les principes de l'Eglise Evangélique, 1821-1822.
Durant toute sa vie, il n'a pas cessé de prêcher.
Sans nous attarder davantage au cursus biographique, donnons quelques caractéristiques de l'homme et de son profil.
1) Schleiermacher voulait être à la fois théologien et homme de son temps, ouvert à la culture et à la modernité.
- De nombreuses possibilités lui étaient ouvertes : il aurait pu se consacrer à la philosophie ou à la philologie (traducteur doué de Platon). Mais il est resté fidèle à un choix initial fait chez les Frères moraves et voulu par son père, c'est-à-dire la théologie. Schleiermacher avait conscience, face aux préoccupations de l'Eglise, de la responsabilité qui lui incombait dans le domaine scientifique, et il savait qu'il lui appartenait, en particulier, de donner une réponse à la question de la vérité de la prédication chrétienne. D'autres ont fini par abandonner la théologie (Hegel, Strauss, etc.…).
- Dans la théologie scientifique, Schleiermacher en est resté à la démarche la plus difficile à son époque : il a consacré toute son énergie à la dogmatique, alors que beaucoup de ses contemporains se limitèrent à l'histoire.
- Notons encore que Schleiermacher s'est rendu compte que ce qui, en dernière instance, distinguait la théologie de la philosophie était la christologie. Il a tenté avec peine souvent, mais avec persévérance, de lui faire une place dans son système. Il a voulu être un théologien christocentrique.
En même temps qu'il était théologien, et parce qu'il était théologien, Schleiermacher voulait être un homme moderne. Il ne fait pas de théologie intemporelle, mais une théologie aux prises avec la culture. Il dialogue avec les romantiques, il lit les grands philosophes contemporains. Il traduit Platon. Il s'intéresse aux problèmes politiques (Révolution Française, réveil du nationalisme prussien face à Napoléon, rénovation de l'Etat prussien). Il est une des chevilles ouvrières de l'Université de Berlin et de l'Académie des Sciences.
Dès son premier ouvrage - les Discours - il cherche à dialoguer avec les personnes cultivées de son temps. Il participe de tout son être à la conscience culturelle de son époque.
2) Schleiermacher a été homme d'Eglise
Il ne s'est pas contenté de faire une théologie universitaire, mais il s'est intéressé à la vie concrète de l'Eglise. D'après lui, le théologien doit contribuer et même participer au gouvernement de l'Eglise.
Entre 1814 et 1829, Schleiermacher fut mêlé de très près à trois problèmes de la politique ecclésiale en Prusse :
- la réalisation d'une union entre les Eglises luthérienne et réformée,
- l'introduction d'une nouvelle Agende (liturgie) pour l'Eglise de Prusse que le roi, en tant qu'évêque suprême, voulait imposer,
- l'introduction d'une constitution d'Eglise, souhaitée par de nombreux membres de l'Eglise Evangélique, mais que le gouvernement prussien hésitait à concéder.
La réalisation de l'union entre l'Eglise luthérienne et réformée a entraîné Schleiermacher dans un conflit avec le roi. Celui-ci voulait imposer une Agende unique pour l'Eglise. Schleiermacher s'opposa à cette prétention du roi :
- d'une part, parce qu'il était opposé à l'uniformité
- d'autre part parce qu'il était partisan de l'indépendance de l'Eglise vis-à-vis de l'Etat. Dans cette perspective, il demanda aussi que fût réalisée une constitution proprement ecclésiale de type presbytéro-synodal. C'est l'Eglise seule qui - selon lui - avait le droit de décider librement de sa liturgie. Il en résulta un conflit long de plusieurs années où le roi s'efforça d'imposer l'Agende (même par des décorations accordées non propter acta sed propter agenda !).
3) Schleiermacher fut un universitaire
En coopération avec Humboldt, Schleiermacher a joué un rôle fondamental lors de la fondation de l'Université de Berlin. Dans un mémoire sur les universités [allemandes], il récusait notamment l'idée, mise en œuvre en France, de créer de hautes écoles spécialisées. Il fallait maintenir et développer l'université, c'est-à-dire des institutions orientées vers un savoir universel, où les différentes disciplines étaient mises en relation les unes avec les autres, la base étant l'unité de l'esprit et de la connaissance. Mais à l'intérieur de l'université, des institutions particulières étaient parfaitement légitimes à ses yeux. Il insiste sur le lien entre recherche et enseignement. L'étudiant ne devait pas seulement accumuler des connaissances spécialisées, mais être éveillé pour une recherche personnelle.
Par ailleurs, il souligne l'indépendance de l'université vis-à-vis de l'Etat. Il donne aussi son avis sur les Facultés de théologie. Celles-ci devaient comporter quatre disciplines : exégèse, histoire, dogmatique et pratique. Mais pas de chaire en théologie pratique. Selon Schleiermacher, cela devait être du ressort de l'Eglise. D'autre part, il admettait qu'un professeur pouvait enseigner deux disciplines.
Notons enfin que Schleiermacher a joué un rôle actif dans l'Académie des Sciences de Berlin, dont il faisait partie depuis 1810, en sa qualité de traducteur de Platon.

La démarche de Schleiermacher dans les Discours sur la religion (1799)
1. Schleiermacher cherche à convaincre ses amis romantiques que la religion est un sujet digne d'attention.
C'est une entreprise difficile. A la fin du XVIIIème siècle, de nombreux cercles cultivés sont indifférents à l'égard de la religion, en tout cas des religions positives ou révélées, telles que le christianisme. On laisse subsister tout au plus une religion naturelle, non instituée, le plus souvent identique à la morale d'ailleurs. L'indifférence à l'égard de la religion s'exprime tout particulièrement face à la pratique religieuse. Beaucoup d'intellectuels ou de représentants de la bourgeoisie considèrent que la pratique est tout au plus bonne pour les couches inférieures de la société.
Dans le premier des cinq discours, Schleiermacher s'efforce d'analyser les raisons de l'indifférence face à la religion.
- Il observe que le phénomène n'est pas entièrement nouveau. Nous lisons déjà dans 2 Thes.3,2, dans la traduction de Luther : " Der Glaube ist nicht jedermans Ding ".
- Par ailleurs, il note que bien peu d'hommes ont compris quelque chose à la religion. Celle-ci a été déformée et travestie. Il faut donc retrouver la religion vraie.
- Enfin, Schleiermacher relève que, faute de pratique religieuse (" les divinités des temples sont délaissées "), et faute de religion personnelle ou familiale, ses amis n'ont pas de lien avec le monde de la religion. Leurs divinités, ce sont l'humanité et la patrie, l'art et la science qui les occupent tellement qu'il n'y a plus de place pour autre chose. Certes, ils ne nient peut-être pas théoriquement la réalité d'un être transcendant. Mais ils n'ont pas de relation existentielle avec lui. " Vous ne sentez rien ni pour lui, ni avec lui ". Ils vivent une existence fermée, autarcique, existence terrestre riche et diverse qui se suffit à elle-même, et qui peut se passer de l'éternité. Dans cette optique, le culturel a pris la place du cultuel, les valeurs ont supplanté la transcendance.
Notons bien l'esprit dans lequel Schleiermacher s'exprime : il n'émet pas de jugement. Il ne parle pas de la malédiction de la sécularisation, comme le faisaient si souvent les milieux d'Eglise du XIXème siècle. Il voit, dans la démarche de ses lecteurs, quelque chose de positif : " Vous avez réussi à faire de la vie terrestre une existence si riche et si diverse ". Ce ne sont pas des hommes sans foi ni loi. Et Schleiermacher ne veut pas les détourner de la culture en les poussant vers une transcendance qui se situerait au-delà de la vie cultivée qu'ils mènent, mais leur montrer que tout cela baigne en quelque sorte dans une réalité sacrée, qu'il appellera l'univers. On peut penser ici à Gœthe, selon lequel il appartient à Dieu de se mouvoir dans le monde et en l'homme : " Die Welt im Inneren zu bewegen, sich in Natur, Natur in sich zu regen " En d'autres termes, Dieu ne vient pas de l'extérieur vers le monde et vers les hommes, il est en quelque sorte en eux.
2. Mais qui peut parler de façon convaincante de la religion ?
Schleiermacher sent qu'il y a dans la société de son temps une certaine lassitude à l'égard de la religion. La messe est dite, semble-t-il. Tout n'a-t-il pas été dit sur la religion ? Et puis, au XVIIIème siècle, commence cette dissociation, si typique des temps modernes, entre la religion d'une part et l'institution d'autre part, en particulier les prêtres, terme plus général préféré par Schleiermacher, car il exprime mieux l'idée importante pour lui de médiation. A la différence du XVIème siècle, ce n'est pas le mode de vie des prêtres qui gène les contemporains, ni même l'attachement à la lettre, mais le fait qu'ils n'aient pas part à la culture et aux tendances de leur époque. Ils ne connaissent que leurs temples, institutions pourtant délabrées.
Alors, que vient faire Schleiermacher, qui est lui aussi un ancien prêtre ? Trois raisons le poussent à prendre la défense de la religion :
- D'abord, il se sent " poussé par une nécessité intérieure irrésistible ". Il ne parle pas parce qu'il remplit une fonction (Amt), mais parce qu'il est poussé de l'intérieur par le Dieu qui habite en lui. C'est donc un témoignage personnel qu'il propose et c'est une catégorie susceptible de retenir l'attention de ses amis romantiques.
- En deuxième lieu, Schleiermacher passe à la contre-attaque. Pourquoi ses amis n'écoutent-ils pas les prêtres ? Dans tous les autres domaines de la vie, ils s'en remettent au jugement des spécialistes. Pourquoi pas dans le domaine de la religion ? Et le voilà qui explore un mot qui définit le pasteur ou le prêtre comme un " virtuose de la religion ". Dans les éditions ultérieures, il remplacera ce terme par " expérimenté " ou par " parfait en religion ". Ainsi, le pasteur n'est plus défini comme docteur ni même comme prédicateur, mais comme un spécialiste de la religion. Et Schleiermacher se solidarise avec l'ensemble des clercs pour revendiquer, lui aussi, une autorité en matière de religion.
- Mais puisque les amis romantiques ne veulent pas écouter les clercs, qu'ils l'écoutent au moins, lui. C'est la troisième approche. Il y a trois raisons qui, selon Schleiermacher, fondent son originalité. C'est d'abord le fait qu'il a un langage nouveau, qu'on n'est pas habitué à entendre de la part des pasteurs. Il parle de religion, d'univers, de sentiment, d'intuition là où les Réformateurs parlaient, à la suite de la Bible, de révélation, de foi, d'un Dieu personnel. Le message aussi est différent de celui de ses collègues. Schleiermacher ne stigmatise pas la décadence de la religion. Il pense que son époque est ouverte à la religion. Il ne prône pas le retour à la vieille foi primitive, et se déclare libre des préjugés de ses collègues. Enfin, son discours a un lieu qui n'est pas le ministère comme tel, mais l'humanum. " Je vous parle en tant qu'homme ". Il parle des mystères de l'humanité. Il ne parle pas d'une essence abstraite, mais d'existence concrète. Il n'enseigne pas, il témoigne.
En dernière instance d'ailleurs, ce n'est pas une question de mots, mais de rayonnement, de silence plutôt que de bruit. Et s'il faut parler, c'est plutôt de l'ordre du jeu que du discours fanatique. Le discours d'ailleurs est second, il peut seulement aider à clarifier, et le jour viendra où nous n'aurons plus besoin de mots. En revanche, la religion est toujours pour Schleiermacher quelque chose de communautaire. C'est ensemble qu'il nous faut entrer dans le sanctuaire et la religion passe par la communication.
3. Qu'est-ce que la religion pour Schleiermacher ?
Il se propose d'abord d'écarter de fausses approches. La religion doit être perçue dans son essence même, et non par l'image caricaturale qu'en ont donnée les diverses formes et sectes au cours de l'histoire.
Selon Schleiermacher, il ne faut pas définir la religion comme " crainte devant un être éternel " ni comme " attitude comptant sur un autre monde ". Ce n'est pas cela le contenu central de la religion.
Par ailleurs, il reconnaît que la religion a souvent été synonyme de " folies humaines ". Elle s'est exprimée par " les fables insensées des nations sauvages ", mais aussi " par le déisme le plus subtil ", par " des superstitions grossières ", mais aussi par " l'assemblage entre des fragments de métaphysique et de morale qu'on appelle le christianisme raisonnable ".
Mais, affirme Schleiermacher, le divin se place sur un autre plan. La vraie religion surgit de l'intérieur, des profondeurs de l'âme humaine. Et il faut la libérer de " l'esprit scolastique et métaphysique des temps barbares et froids ", la libérer des systèmes et de la lettre morte. Les " héros de la religion " n'ont pas systématisé la religion ; ils l'ont simplement vécue.
Notons encore qu'à la différence des Lumières, Schleiermacher renonce de propos délibéré à établir de façon rationnelle la nécessité de la religion. Il ne veut pas prouver que la religion est nécessaire pour que le droit et l'ordre soient préservés dans le monde. La religion n'est pas non plus nécessaire pour expliquer ce que l'homme, de lui-même, ne peut comprendre : Dieu - mais ce mot n'est pas employé. Dieu n'est pas un bouche-trou.
Enfin, Schleiermacher ne présente pas la religion comme un appui de la morale.
La religion a son propre domaine dans l'âme (Gemüth). Il ne faut pas la transplanter dans d'autres domaines. Et la morale, par exemple, doit se justifier par sa propre logique et non par la religion.
Mais alors, qu'est-ce que la religion ? Schleiermacher répond à cette question dans le deuxième de ses discours. Le propos est toujours le même : il faut dégager le diamant de la gangue qui l'entoure, c'est-à-dire faire apparaître ce qu'est vraiment la religion. Il faut que la religion redevienne elle-même, qu'elle " entre en possession de son bien propre ". Pour ce faire, écrit Schleiermacher, il faut qu'elle " renonce à toute prétention sur tout ce qui appartient à la métaphysique et à la morale, et restitue tout ce qu'on lui a incorporé de force. Elle ne cherche pas à déterminer et expliquer l'univers d'après sa nature à lui, comme le fait la métaphysique ; elle ne cherche pas à le perfectionner et l'achever par le développement de la liberté et du divin libre-arbitre de l'homme, ainsi que le fait la morale. En son essence, elle n'est ni pensée ni action, mais contemplation intuitive et sentiment. Elle veut contempler intuitivement l'Univers ; elle veut l'épier pieusement dans les manifestations et les actes qui lui sont propres ; elle veut, dans une passivité d'enfant, se laisser saisir et envahir par ses influences directes. Ainsi donc, elle est l'opposé de la métaphysique et de la morale dans tout ce qui constitue son essence et dans tout ce qui caractérise ses effets. Les deux autres approches ne voient dans tout l'univers que l'homme comme centre de toutes les connexions, comme condition de toute existence et cause de tout devenir. La religion veut, elle, dans l'homme, non moins que dans tout autre être particulier et fini, voir l'Infini, l'image, la représentation de l'Infini ".
Il y aurait beaucoup à dire sur ce passage, sur le concept d'Univers que Schleiermacher emploie à la place de Dieu, sur les concepts de " contemplation intuitive " (Anschauung) et de sentiment (Gefühl). Il faudrait aussi éviter le malentendu selon lequel Schleiermacher aurait écarté la métaphysique et la morale. Son propos est seulement de bien établir la différence entre la religion d'une part, et les deux autres approches de l'Univers d'autre part.
Par la métaphysique, l'homme veut comprendre l'Univers à partir de la nature finie de l'homme, analyser, disséquer, classer la réalité. La religion, au contraire, veut vivre la réalité de l'univers.
Quant à la morale, elle " part de la conscience de la liberté ". L'homme est libre et la morale établit le champ infini de cette liberté et de l'engagement moral. La religion, au contraire, est, en dernière instance, passivité, c'est se laisser saisir par l'univers. " La religion respire là où la liberté elle-même est déjà redevenue nature ". Dans son livre de 1821, Der christliche Glaube, Schleiermacher définit la religion comme le " sentiment de dépendance absolue ". Voici comment, dans ses Discours de 1799, il décrit encore la religion dans son rapport à l'univers :
" L'Univers est dans un état d'activité ininterrompue et se révèle à nous à chaque instant. Chaque forme qu'il produit, chaque être auquel, du fait de l'abondante plénitude de la vie, il confère une existence distincte, chaque circonstance qu'il fait jaillir de la richesse de son sein toujours fécond, est une action qu'il exerce sur nous. Par suite donc, prendre chaque chose particulière comme une partie du tout, chaque chose limitée comme une représentation de l'Infini, c'est là la religion. Mais ce qui veut aller plus loin, ce qui veut pénétrer plus profondément dans la nature et la substance du tout, cela n'est plus de la religion, et, bien que cela veuille être considéré comme tel, cela retombera inévitablement dans la sphère d'une vaine mythologie " (p.154).
Pour Schleiermacher, la religion est le contrepoids " nécessaire et indispensable de la métaphysique et de la morale ". " Vouloir participer à la spéculation et à la pratique sans religion, c'est une présomption téméraire, c'est une insolente hostilité à l'égard des dieux, c'est l'esprit impie de Prométhée qui déroba lâchement ce qu'il aurait pu exiger et attendre dans un état de tranquille sécurité. Le sentiment de son infinité et de sa parenté avec le divin, l'homme ne l'a que pour l'avoir volé, et ce bien illégitime ne peut tourner à son profit que s'il prend conscience en même temps de ses limites, de ce qu'il y a d'adventice dans toute sa forme, du degré auquel toute son existence se perd et disparaît sans bruit dans l'incommensurable. Aussi les dieux ont-ils de tout temps châtié ce crime. La pratique est du domaine de l'art, la spéculation de celui de la science, la religion est sens et goût de l'Infini. Sans elle, comment la pratique peut-elle s'élever au-dessus du cercle de formes aventureuses et transmises par la tradition ? Comment la spéculation peut-elle devenir quelque chose de mieux qu'un squelette rigide et maigre ? Ou pourquoi, dans son effort pour agir au dehors et sur l'univers, votre activité pratique oublie-t-elle finalement toujours de former l'homme lui-même ? Cela vient de ce que vous l'avez opposé à l'Univers, et que vous ne le recevez pas de la main de la religion, comme une partie de cet Univers, et comme quelque chose de sacré ".
Pourtant, dans l'optique de la distinction entre religion d'une part, et métaphysique d'autre part, la religion, c'est-à-dire l'intuition et le sentiment qui n'ont pas de contenu précis, surgit une question : peut-on, comme le demande Schleiermacher dans les Discours, supprimer le rapport entre la religion et la conscience de la vérité ou la conscience morale ? La religion ne va-t-elle pas se réduire à l'arbitraire, à un fantasme ?
Or, l'esprit humain est tendu vers la vérité et déterminé, y compris dans sa démarche religieuse, par la quête de la vérité. En d'autres termes, Dieu n'est pas seulement la puissance dernière et suprême régnant sur l'âme humaine, mais aussi l'objet dernier et suprême de la connaissance du réel.
En ce qui concerne la morale, on ne peut nier que l'homme religieux doit aussi agir dans le monde. On peut se demander si on peut, comme le fait Schleiermacher, laisser côte à côte, sans lien, l'intuition religieuse et la conscience morale. La religion ne dégage pas, selon Schleiermacher, des règles morales. Mais le Dieu de la religion et le Dieu de la morale sont-ils à ce point distincts, comme le voudrait Schleiermacher ?
La religion n'est pas en elle-même action. L'homme agit parce qu'il est homme ou par motivation morale. Ce n'est pas à la religion de l'exciter à l'action. Mais la religion accompagne l'action comme une sorte de musique. Schleiermacher évoque ici la différence entre les mauvais esprits et les anges : les mauvais esprits possèdent l'homme et l'excitent ; les anges, au contraire, sont autour de lui, comme c'était le cas pour Jésus. Les anges l'accompagnaient, ils n'étaient pas en lui, mais à côté de lui. Ils remplissent l'âme de sérénité et de calme.
Mais comment s'exprime la religion ?
" Le but de notre religion, écrit Schleiermacher, c'est d'aimer l'esprit du monde et de contempler joyeusement son activité. La crainte n'est pas dans l'amour ".
Le Dieu de Schleiermacher n'est pas celui de l'Ancien Testament, mais le Dieu qui donne au monde son unité, son sens, son harmonie. Le Dieu qu'on peut aimer et dans lequel on peut, au-delà des contradictions de l'existence, mettre sa confiance.
Schleiermacher précise encore d'une autre manière ce qu'est le sentiment religieux. C'est, d'après lui, un sentiment d'humilité par rapport à l'Eternel et l'universel. C'est aussi la reconnaissance et la compassion avec les autres, ainsi que la capacité à se repentir.
4. Quel est le rôle des croyances et des doctrines ?
Nous avons jusqu'à présent évoqué la religion comme telle, qui est contemplation intuitive (Anschauung) et sentiment (Gefühl). Mais une question peut se poser : quel est le rôle des croyances et des doctrines qui existent dans toutes les religions ?
Selon Schleiermacher, il s'agit " d'expressions abstraites d'intuitions religieuses ". C'est ce qu'il dit dans les Discours. Dans Der christliche Glaube, il sera moins réticent en affirmant que tout état affectif tend à s'extérioriser et à se manifester au dehors. Dans son Herméneutique il dit que " tout ce qui est religieux et qui n'est pas simplement momentané, se fixe dans la réflexion ". Ainsi, les propositions dogmatiques exposent les conceptions innées de la conscience religieuse de telle manière qu'elles se présentent avec un maximum de précision et que grâce à une telle précision, elles puissent être enseignées.
Dans les Discours, Schleiermacher insiste davantage sur la différence entre le contenu d'une réflexion et la vie religieuse sur laquelle on réfléchit.
Selon Schleiermacher, nous avons une certaine liberté face aux notions traditionnelles, telles que celles de miracle, de révélation et même de Dieu. Il peut y avoir religion sans le concept de Dieu, tel qu'on l'entend traditionnellement. Pourtant, d'une certaine manière, ces notions sont nécessaires pour qu'elles expriment ce qui est universel et général dans la religion.
Cependant Schleiermacher propose de nouvelles interprétations. Qu'est-ce que le miracle selon Schleiermacher ? Ce n'est pas une intervention transcendante de Dieu dans l'espace de notre finitude. Schleiermacher déplace le miracle dans notre subjectivité : c'est une manière de percevoir les événements ou les choses de la nature. Le miracle est signe qui porte l'homme vers l'infini. L'événement le plus quotidien peut devenir signe et donc miracle. Être religieux, c'est voir partout des miracles.
Schleiermacher relativise aussi l'idée de Dieu. Il y a eu des hommes religieux qui n'étaient pas les défenseurs fanatiques de l'existence de Dieu. Ce qui est à la base de la religion est incontestable : c'est l'activité incessante d'une vie et d'une action divines que Schleiermacher nomme dans les Discours : l'Univers. Mais ce n'est pas nécessairement le concept du Dieu personnel. Finalement, Dieu n'est qu'une catégorie de l'intuition dont la religion peut se passer.
Ici Schleiermacher se montre proche de Kant pour lequel Dieu est un postulat de la raison pratique ou une sorte de chiffre pour fonder l'impératif catégorique. Bien sûr, Schleiermacher ne le dirait pas en ces termes, vu son souci de distinguer la religion de la morale. Mais cette manière de lier Dieu, ou le concept de Dieu, à l'intuition de l'homme l'éloigne de la Bible pour laquelle Dieu est premier par rapport à l'homme.
On pourrait se demander si Schleiermacher annonce déjà Feuerbach pour lequel Dieu est une projection de l'homme. Il faut répondre négativement, contrairement à certains interprètes de Schleiermacher, tel Emil Brunner. L'Univers est bien une réalité agissante en laquelle s'enracine l'homme et qui détermine l'image qu'il se fait de Dieu. Pour Feuerbach, au contraire, l'homme est la seule réalité.
5. Le caractère éminemment personnel de la religion
Il convient encore de souligner, avec Schleiermacher, le caractère éminemment personnel de la religion. La foi vicaire n'existe pas, chacun ne peut que croire personnellement, personne ne peut croire pour quelqu'un d'autre et, en outre, chacun croit d'une autre manière.
Schleiermacher s'élève contre l'idée que la foi consiste à " accepter ce qu'un autre a fait, penser et ressentir ce qu'un autre a pensé et ressenti ". Il clame à l'adresse de ses amis : " Dans la religion aussi, vous êtes appelés à voler de vos propres ailes et à marcher sur vos propres chemins […], là aussi, vous devez vous appartenir en propre […], chacun doit voir de ses propres yeux, et apporter sa contribution aux trésors de la religion ". Et même si, dans l'expérience religieuse, il s'agit des mêmes intuitions de l'Univers, à l'intérieur d'une même religion existante et concrète, chaque expérience est particulière. C'est pourquoi il arrive à Schleiermacher, comme à Luther d'ailleurs, de refuser l'idée d'imitation qui précisément remet en question la particularité de l'expérience religieuse de l'individu. De même, le rôle du médiateur ou du guide qui " éveille le goût de la religion chez quelqu'un où il somnolait ne peut être que passager ". Le médiateur est celui qui nous donne une première direction.
Finalement, l'expérience religieuse est immédiate, elle n'est transmise ni par un enseignement, ni par une institution. Traduit dans le langage réformateur, il faudrait dire que notre foi ne provient pas d'une autorité, mais que Dieu lui-même nous y conduit. Schleiermacher, aussi bien que les réformateurs, parlent dans ce cas de la liberté du Saint-Esprit, encore que Schleiermacher relativise le rôle de la Parole.
Ici se pose la question du rôle de la Bible. Schleiermacher rejette toute religion qui s'attacherait à une " Ecriture morte ". " Toute Ecriture Sainte, écrit-il, n'est que le mausolée de la religion, un monument attestant qu'il y avait un grand Esprit, mais qui n'est plus là ". La Bible nous informe sur des expériences du passé et des expériences d'autrui. Elle peut tout au plus être une aide pour le début du cheminement religieux.
Cela rappelle assurément la démarche quelque peu illuministe de Thomas Müntzer qui traitait Luther de " Schriftgelehrter " (scribe) attaché à la lettre, alors que lui-même se considérait comme un " Geistgelehrter " (inspiré de l'Esprit). D'une certaine manière, il pourrait y avoir, selon Schleiermacher, un stade religieux où l'on n'aurait plus besoin de la parole extérieure, que ce soit la parole écrite de la Bible ou la parole orale de la prédication. D'ailleurs, ce n'est pas la parole qui fait naître la foi. La théologie de la Parole, caractéristique de la Réformation, est absente. Le religion se développe par le contact immédiat entre l'homme et l'Univers. La parole a tout au plus une fonction inter-humaine de communication et d'échange.
6. La transmission de la religion
Ceci nous conduit à la question délicate de la transmission de la religion. Peut-on contribuer à la faire naître dans une âme humaine ?
Schleiermacher écarte d'abord l'idée du prosélytisme qui ne fait pas partie de l'essence de la religion. Et il faut préserver la liberté de la religion. Cette liberté implique aussi que la tentative de transmettre la religion peut échouer. " Combien de fois n'ai-je pas entonné la musique de ma religion pour émouvoir mon entourage… mais rien ne s'éveillait, et rien ne répondait chez mes auditeurs ".
Ce qui est possible, c'est transmettre nos croyances ou agir sur " le mécanisme du bien agir ", mais aucun homme ne peut pénétrer dans l'intimité d'un autre, là où se vit et se développe la religion. Nous pouvons tout au plus nous opposer à ce développement.
Les doctrines qu'on peut enseigner ne sont que l'ombre de la religion. Il en est de celle-ci comme de l'expérience artistique : elle est immédiate, directe. Un maître peut certes avoir des disciples, y compris en religion, en éveillant la religion chez d'autres " par la manifestation de sa propre religion ". Mais par la suite, tout est liberté. La vraie religion n'est jamais simple imitation.
Et Schleiermacher précise encore : " l'Univers se forme lui-même ses observateurs et ses admirateurs ". Il y a en l'homme une aptitude à se laisser saisir par la religion. Dans cette perspective, Schleiermacher critique fortement l'éducation de son temps, trop centrée sur la morale, sur la rationalité et sur l'efficacité, mais qui tue l'aspiration des jeunes qui se portent vers ce qui est merveilleux et surnaturel. Elle annihile le " pressentiment secret, incompris [qui] les pousse à dépasser les limites de la richesse de ce monde ". Schleiermacher vilipende " la rage de comprendre ", " le joug du vouloir comprendre ".
Il fait, en quelque sorte, le procès de la bourgeoisie de son temps, ces " braves gens " dont le travail, la raison et l'efficacité constituent les valeurs suprêmes. " Ils ne se rendent pas compte que tout n'est pas à considérer d'un point de vue utilitariste ". " Ils croient saisir toute la réalité, alors qu'ils se meuvent dans un cercle stérile ".
Schleiermacher plaide pour une autre démarche éducative qui incite à s'ouvrir à la totalité, à aller du particulier à l'universel, du phénomène à la perfection, et à ne pas fermer " les échappées vers l'infini ". C'est une éducation qui n'est pas basée uniquement sur des connaissances de type analytique ou utilitariste, mais ouverte au merveilleux. C'est aussi une démarche qui fait place à des exemples vivants d'hommes vraiment religieux.
7. Et l'Eglise ?
Jusqu'ici notre exposé a pu susciter l'impression que la religion est avant tout, voire seulement, de type individuel. Il est vrai que Schleiermacher s'oppose à tout ce qui est conformisme ou simple adhésion à des formules. Pourtant, l'Eglise est bien présente dans la pensée de Schleiermacher. C'était déjà manifeste dans le troisième Discours avec la nécessité et les modalités d'une éducation religieuse. Cela est encore plus patent dans le quatrième Discours. Dans les ouvrages ultérieurs de Schleiermacher, la notion d'Eglise jouera un rôle si central que certains sont même allés jusqu'à taxer Schleiermacher de catholicisme.
Mais il faut s-entendre à propos du concept d'Eglise. Une fois de plus, on retrouve la démarche apologétique de Schleiermacher. Il constate que pour beaucoup d'esprits ouverts à la religion, l'Eglise fait problème parce qu'elle est synonyme d'aliénation, de conformisme. A toutes les époques, l'Eglise-institution a attiré les critiques, en particulier de la part de l'élite. Mais que faut-il entendre par Eglise ?
Schleiermacher ne va pas la définir par en-haut, par l'institution historique, par le Christ, mais par en bas, c'est-à-dire en partant de l'homme et de l'essence de la religion.
Quand Schleiermacher parle d'Eglise, il parle avant tout de communauté. Il y a trois raisons, selon lui, qui poussent l'individu qui a fait une expérience religieuse vers la communauté.
D'abord, tout homme a tendance, par nature, à transmettre vers l'extérieur ce qui est à l'intérieur de lui. Cela s'applique particulièrement à la religion qui, plus que toute autre chose, fait sortir l'homme de lui-même.
En deuxième lieu, l'expérience religieuse est déroutante pour l'homme. Elle s'empare de lui " violemment ". C'est l'irruption d'une " puissance étrangère ". L'individu a besoin de constater qu'il n'est pas le seul à faire une telle expérience. Il a besoin d'être légitimé par d'autres dans sa démarche individuelle.
Enfin, la religion est ainsi faite que l'individu peut seulement faire des expériences limitées, d'où la nécessité d'une communication réciproque et d'un enrichissement par l'apport d'autres expériences. Or, la communication ne se fait pas à travers les livres, mais par le dialogue entre les vivants. C'est cela l'Eglise.
Dans cette perspective, Schleiermacher va reprendre, à sa manière, le thème réformateur du sacerdoce universel. Tous sont prêtres dans la mesure où chacun peut attirer les autres à la religion. Nous sommes tous à la fois prêtres et laïcs, enseignants et auditeurs, dans la mesure de notre insertion dans la religion.
Schleiermacher souligne que plus on avance en religion, plus on se rend compte de l'unité indivisible du monde religieux. A partir d'un certain degré de religiosité, il y a ouverture au tout, à la pluralité. Alors les esprits les plus divers trouvent leur place dans l'ensemble. Il n'y a donc aucune justification à appeler d'autres à venir dans son Eglise, tout au plus faut-il les aider à trouver leur religion et à former, à travers les différences, " une seule unité ".
Par la suite, Schleiermacher fera davantage place aux Eglises particulières, en se plaçant dans une perspective historique-empirique, mais sans jamais perdre de vue l'universel où l'Eglise vraie est une.
Mais Schleiermacher se heurte à une objection : l'Eglise vraie qu'il évoque existe-t-elle sur terre ? N'est-ce pas une Eglise idéale dont les Eglises concrètes sont bien éloignées ? C'est pourquoi il introduit une distinction entre l'Eglise triomphante et l'Eglise militante.
L'Eglise militante, que nous appelons multitudiniste, est l'Eglise de ceux qui sont encore en recherche de la vraie religion. La plupart de ses membres se contentent d'une attitude réceptive. Ils se contentent d'aspirations obscures. " C'est pourquoi ils tiennent tant à des concepts morts, aux résultats de la réflexion sur la religion […], ils ont besoin des actions symboliques qui sont en réalité ce qu'il y a de plus bas dans la communauté religieuse ". Mais, pour des raisons pédagogiques, il ne faut pas détruire cette Eglise de multitude.
Mais il y a aussi la vraie Eglise, l'Eglise triomphante dont font partie les hommes vraiment religieux. Elle est déjà visible sur terre, dans de petites communautés. Les prêtres de l'Eglise multitudiniste devraient en faire partie. Eux qui devraient être des " virtuoses de la religion " devraient s'exprimer de manière personnelle et transmettre ce qu'il y a en eux de véritablement religieux. Ils devraient réunir un cercle d'adeptes qui seraient entièrement sensibles à leur manière d'être et de parler. Les laïcs devraient pouvoir choisir le pasteur qui leur convient et se remettre à sa direction jusqu'à ce qu'ils soient eux-mêmes membres de la vraie Eglise. Mais Schleiermacher se rend bien compte des résistances opposées par les grandes Eglises à un tel type de communauté. Elles imposent la contrainte doctrinale qui uniformise les choses. Elles succombent à un " pernicieux esprit de secte " qui brise l'unité de la religion. Elles privent leurs membres de la possibilité de choisir librement leur pasteur. Elles mélangent le religieux et le civil.
8. La diversité des religions et le christianisme
Terminons par un regard sur le cinquième et dernier Discours. Il est consacré à la diversité des religions et au christianisme.
A la différence des Lumières, Schleiermacher renonce à chercher une religion naturelle au-delà des religions particulières. La vraie religion se trouve dans les religions concrètes, même si c'est seulement de manière imparfaite.
La diversité des religions correspond à la diversité humaine. Il faut renoncer à uniformiser. Certes, il y a beaucoup de dérives et de corruption dans les religions concrètes telles qu'elles existent, mais même dans les plus humaines, il y a encore des étincelles du divin. Tout religieux qui nous soyons, et parce que nous sommes religieux, nous sommes aussi des êtres historiques, et cela se manifeste également dans notre rapport à la religion. Nous y sommes entrés un jour, dans le temps, par notre conversion. Mais la religion elle-même est historique, dans la mesure où la conception fondamentale qui la caractérise est apparue un jour dans l'histoire. En dernière instance, on ne peut comprendre la religion que par elle-même.
Qu'est-ce qui est caractéristique du christianisme ? C'est la conviction centrale que l'homme a besoin d'être sauvé. L'homme se trouve en opposition au divin. Mais le salut n'est donné qu'à travers une médiation unique, celle du Christ.

Concluons

Schleiermacher a voulu placer la religion sur un terrain incontestable en partant de ce qu'on appellera plus tard l'a priori religieux en l'homme. Il a compris la religion comme un phénomène sui generis qu'il fallait distinguer de la métaphysique et de la morale.
Le théologien est appelé à réfléchir sur la religion, non pas simplement sur la religion en général, mais sur la forme qu'elle a prise dans l'histoire et sur la manière dont elle est vécue dans une Eglise. Est-ce dire que la théologie n'est pas une science parce qu'elle est en lien avec l'Eglise ? Elle l'est parce qu'elle se fonde sur des données objectives : la religion vécue, la médiation du Christ.
Il me semble que la théologie de Schleiermacher n'est pas seulement d'une grande richesse, mais que, malgré ses limites, elle a gardé une certaine pertinence, et même une certaine fraîcheur jusqu'à nos jours.

Marc Lienhard
Janvier 2001

Marc Lienhard, ancien professeur d'Histoire de l'Eglise, Doyen honoraire de la Faculté de Théologie Protestante de Strasbourg et ancien Président du Directoire de l'Eglise de la Confession d'Augsbourg d'Alsace et de Lorraine.
"Découvrir Dieu dans l'expérience humaine" selon Martin Buber
Par Annick Vanderlinden
(Conférence donnée à Strasbourg le 13 mars 2001 dans le cadre des conférences de l'Union Protestante Libérale, publiée dans les "Annales 2001" de l'UPL, pages 21 à 29)

Où es-tu ?
" Pour avoir été dénoncé calomnieusement aux autorités par l'un des principaux mitnagdim qui réprouvaient sa doctrine et ses voies, Rabbi Shnéour Zalman, le Rav de Russie, avait été jeté en prison à Saint-Pétersbourg et attendait sa comparution devant le tribunal quand il reçut, dans sa cellule, la visite du chef de la gendarmerie. Plongé dans sa méditation, Rabbi Zalman n'avait pas été distrait par cette survenue ; mais à voir le calme visage du prisonnier tout baigné de sérénité et de rayonnante puissance, l'officier devina quelle était la qualité de ce détenu. Il se mit à parler avec lui, ne tardant pas à lui poser toutes sortes de questions sur des points que lui-même, grand lecteur des saintes Ecritures n'avait pas résolus. " Et comment faut-il entendre, finit-il par demander, quand Dieu l'Omniscient appelle Adam et lui dit : "Où es-tu ?" - Vous-même, lui répondit Rabbi Zalman, croyez-vous de foi que l'Ecriture soit éternelle et qu'elle embrasse chaque temps, chaque génération, chaque individu même ? - Oui, je le crois. - Alors, reprit le Tsaddik , songez que Dieu à tout moment appelle ainsi chaque homme et lui demande : "Où es-tu dans ton monde ? Depuis que tu y as passé tant de jours et tant d'années, où en es-tu ?" Oui, c'est ce que Dieu demande, et par exemple, il dit : "Voilà quarante-six ans que tu es en vie, où en es-tu ?" " En entendant citer le chiffre exact de son âge, l'autre fit mine de conserver son calme et s'écria : " Bravo ! " en frappant le Rabbi sur l'épaule, mais la crainte faisait trembler son cœur. "
Ce court récit hassidique est extrait d'une conférence qu'a donnée Martin Buber lors d'un congrès à Bentveld en avril 1947. Martin Buber y exposait alors, à l'aide de récits tirés de la tradition hassidique, quels pouvaient être le chemin de l'homme et la tâche qui lui était proposée dans l'existence.
Ce récit hassidique était cher à Martin Buber. Pour lui, ce récit ne se contentait pas de relater une anecdote concernant " Le Rav " Shnéour Zalman de Ladi (c'était à son propos que l'histoire était racontée) ni ne se résumait à un simple conte talmudique. Pour lui, ce récit mettait en exergue une question que Dieu adresse à tout homme dans son existence.
Je m'explique : lorsque le capitaine demande au Rav de Russie Rabbi Shnéour Zalman comment il faut entendre la question que Dieu adresse à Adam en Genèse 3,10 (" Où es-tu ? "), il cherche à mettre son interlocuteur dans l'embarras. Il vise en effet à soulever une contradiction apparente dans la religion juive. Les Juifs croient à l'Omniscience de Dieu. Or, quand Dieu en Genèse 3,10 cherche Adam qui s'est caché, il lui demande précisément où il est. C'est donc que Dieu n'est pas omniscient, sans quoi il n'aurait eu nul besoin de lui poser la question.
Le Rav de Russie ne répond pas au capitaine comme ce dernier s'y attend. En réalité, le Rav ne répond pas à la question du capitaine, il la déplace. Le Rav utilise la question du capitaine pour lui retourner la question : Où es-tu toi ? " Où es-tu dans ton monde ? Depuis que tu y as passé tant de jours et tant d'années, où en es-tu ? Oui, c'est ce que Dieu demande " lui dit le Rav. En lui adressant cette question, le Rav fait comprendre au capitaine qu'il est lui-même dans la situation d'Adam, que chaque homme en réalité se trouve dans la même position qu'Adam face à Dieu qui le questionne " Où es-tu ? ". Alors le capitaine entend la question comme lui étant personnellement adressée et la crainte s'empare de son cœur.
Ce court récit hassidique et l'interprétation qu'en donne Martin Buber nous renseignent, non tant sur la conception hassidique de Dieu, de l'homme ou du monde, mais bien plus sur la conception propre à Martin Buber de Dieu, de l'homme, et de la tâche qui lui est dévolue dans l'existence.
C'est cette conception de Martin Buber que je vous invite aujourd'hui à examiner. Pour ce faire, je vais m'appuyer sur le récit que vous avez entendu tout à l'heure ainsi que sur diverses œuvres de Martin Buber.
Mais avant d'entrer dans le vif du sujet, je voudrais encore dire quelques mots à propos de Martin Buber et de la tradition hassidique qui a joué un grand rôle dans son existence.
Martin Buber est un philosophe juif de langue allemande né à Vienne en 1878 et décédé à Jérusalem en 1965. Il représente l'une des figures les plus marquantes du Judaïsme du 20ème siècle et est souvent considéré comme l'un des précurseurs de la réflexion contemporaine sur la relation personnelle à autrui. Il a beaucoup contribué au développement et à la diffusion du Judaïsme et du Hassidisme en Occident. Il a, par exemple, collecté et réunit toute une série de récits, de contes et de sentences issus de la tradition hassidique pour les mettre par écrit.
Comme le terme de " Hassidisme " n'est peut-être pas clair pour tout le monde, je vais rapidement le définir : le Hassidisme est un mouvement religieux qui s'est développé en Pologne et en Ukraine dans le courant des 18ème et 19ème siècles. Il a été fondé par Rabbi Israel ben Elieser, surnommé Ba'al Shem Tov.
Le Hassidisme offre une forme popularisée de la Kabbale qui met l'accent sur la spontanéité et la ferveur du sentiment religieux et sur les préoccupations d'ordre éthique. Il cherche à susciter un renouveau dans la vie religieuse juive en éveillant l'enthousiasme du fidèle et en l'encourageant à un progrès intérieur permanent.
Martin Buber a été largement influencé par le Hassidisme au cours de son existence et ce dernier a présidé dans une certaine mesure à l'élaboration de sa conception de Dieu, de l'homme, du monde et de l'existence humaine. J'aurai l'occasion de revenir sur ces différents points.
Son œuvre présente une double contestation, l'une concernant le Judaïsme, l'autre la philosophie européenne de la fin du 19ème et du début du 20ème siècle :
d'une part, Martin Buber décrie un certain appauvrissement du Judaïsme de son temps, qui se souciait alors plus, selon lui, des règles et des lois à observer que de la véritable progression spirituelle de l'individu. Il tente alors de lui insuffler un nouvel élan à partir de la ferveur et de la piété hassidiques. Il oppose à ce Judaïsme rationnel et légaliste une religiosité plus fervente et plus intérieure, dans laquelle l'homme se retrouve en situation de face à face avec Dieu.
C'est également à partir de la spiritualité hassidique que Martin Buber cherche d'autre part une réponse à la crise scientiste et mécaniste que traverse la philosophie européenne de son époque. Refusant les schémas de l'idéalisme allemand de Kant et Hegel, Martin Buber tente de repenser les rapports entre l'homme, le monde et Dieu. Pour exprimer sa pensée, il ne prend pas appui sur un système doctrinal ou dogmatique, mais part au contraire de l'existence concrète de l'homme. Il lutte sans relâche contre toute tentative déshumanisante et dépersonnalisante, contre quelque réduction de l'homme à une idée, un concept voire un instrument que ce soit. Il élabore alors une philosophie personnaliste et existentielle, nommé " Philosophie dialogale " (ou Philosophie du dialogue), qui promeut la véritable rencontre entre les personnes sous la forme du dialogue.
En deux mots, quelle a été la vie de Martin Buber ?
Après la séparation de ses parents, Martin Buber est envoyé chez ses grands-parents à Lemberg (en Ukraine, près de la Pologne) où il est élevé dans l'observance et le respect de la piété juive, fortement imprégnée de Hassidisme. En fait, son grand-père, Salomon Buber, occupe une place importante au sein du mouvement du Hassidisme, et son oncle, Rafael Buber, au sein du sionisme. Martin Buber se verra fortement influencé par ces deux mouvements au cours de son existence.
Martin Buber a enseigné presque toute sa vie, tout d'abord la Philosophie et la Religion juive à l'Université de Francfort de 1923 à 1933. Puis, contraint à l'exil en 1938 suite à l'ascension au pouvoir de Hitler, il rejoignit Jérusalem, la terre de ses origines, qu'il retrouva dans un climat de guerre civile, pour y occuper la Chaire de Philosophie sociale jusqu'à sa retraite.
Toute la vie, les œuvres et les actes de Martin Buber sont traversés par une volonté de réconciliation entre les hommes, entre l'homme et la nature et entre l'homme et Dieu. Il a été, par exemple, un acteur infatigable dans la reprise du dialogue entre les Juifs et les Allemands au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale, et a beaucoup œuvré pour la création d'un Etat binational en Palestine en 1946 et pour une entente entre les Juifs et les Arabes. Travailleur infatigable, homme profond, doué d'un sens certain du dialogue, Martin Buber n'a de cesse, sa vie durant, de penser les relations entre les hommes et de s'y engager.
Le centre de sa réflexion a pour thème la relation : la relation de l'homme à la nature, des hommes entre eux, et de l'homme à Dieu.
La relation constitue la catégorie fondamentale de sa philosophie et de sa théologie. La relation est, pour lui, une catégorie innée de l'être, le mode par lequel l'homme perçoit ce qui l'entoure. Elle constitue l'unique mode par lequel l'homme appréhende la réalité. Pour lui, dès lors que l'homme perçoit la réalité, l'homme entre en relation. L'homme ne perçoit que dans et par une relation. L'être ou l'essence chez Martin Buber ne résident donc ni dans un sujet ni dans un objet, mais dans une relation.
Le point de départ de la réflexion de Martin Buber n'est donc pas le monde en lui-même ou l'homme en lui-même, mais la relation que l'homme peut entretenir avec le monde, avec l'autre homme et avec Dieu.
Cette conception de Martin Buber du monde et de la réalité doit beaucoup au Hassidisme. Il résume ainsi l'essentiel du message hassidique :
" Il [le message hassidique] peut s'exprimer en une seule phrase : on peut voir Dieu dans chaque chose ; on peut l'atteindre à travers tout acte pur. (…) Dans la pensée hassidique, le monde entier n'est que parole jaillie de la bouche de Dieu. "
Dans cette conception du monde, que partage Martin Buber, il y a une unité sous-jacente à toute chose, unité qui est Dieu. Dieu est présent en toute chose, il est présent dans le monde, la réalité tout entière repose en Dieu. Elle existe indépendamment de l'homme qui la perçoit et la pense (réalité transcendante) ; et parce que cette réalité est indépendante de l'homme, l'homme peut entretenir une relation avec elle.
Martin Buber tire cette découverte fondamentale que l'homme est un être en relation et qu'il ne se définit que par cet être-en-relation de la tradition hassidique, nous l'avons dit, mais aussi et surtout de sa lecture et de sa méditation de l'Ancien Testament. Martin Buber est en effet un fervent lecteur de l'Ancien Testament ; il l'a traduit et commenté jusqu'à la fin de ses jours. On lui doit à ce propos une traduction poétique qui veut respecter la lettre hébraïque de l'Ancien Testament en allemand, qu'il a effectuée avec son ami Franz Rosenzweig, et nombre de commentaires bibliques.
Pour expliciter la catégorie de la relation qu'il dégage et la faire advenir au langage, Martin Buber use de pronoms personnels tels que Je, Tu et Cela.
Il note que Je de l'homme n'existe pas en soi, mais qu'il n'existe qu'en vertu d'une relation.
Il constitue ainsi deux couples de pronoms, respectivement Je-Cela et Je-Tu (qu'il nomme aussi mots-principes ou mots fondamentaux), qui correspondent à deux attitudes fondamentales, à deux manières dont l'homme dispose pour appréhender la réalité :
le mode de relation Je-Cela exprime le mode de l'objectivation et de l'utilisation, de la connaissance intellectuelle et technique. C'est le mode de l'évocation ;
" le mode de relation Je-Tu prend en compte la sphère spirituelle de l'homme qui signifie ouverture à la présence, mystère qui échappe à toute objectivation. Ce mode de relation implique la réciprocité des deux partenaires Je et Tu. C'est le mode de l'invocation qui relève d'une attitude existentielle : " dire Tu ", dans l'invocation, est un acte de l'être entier, un acte essentiel qui requiert l'entièreté, la totalité de la personne qui le prononce :
" Lorsque, placé en face d'un homme qui est mon Tu, je lui dis le mot fondamental Je-Tu, il n'est plus une chose entre les choses, il ne se compose pas de choses.
Il n'est pas Il ou Elle, limité par d'autres Ils ou Elles, un point détaché de l'espace et du temps et fixé dans le réseau de l'univers. Il n'est pas un mode de l'être, perceptible, descriptible, un faisceau lâche de qualités définies. Mais sans voisins et hors de toute connexion, il est le Tu et il remplit l'horizon. Non qu'il n'existe rien en dehors de lui ; mais toutes choses vivent dans sa lumière. (…)
Aucune imposture n'a d'accès en ce lieu ; c'est ici le berceau de la Vie Véritable. "
La Vie véritable pour Martin Buber se constitue donc non d'une relation avec les choses ou avec un être considéré comme une chose ou un objet, mais d'une relation véritable, c'est-à-dire d'une relation qui s'instaure entre deux êtres qui se font face et se considèrent comme des personnes, comme deux êtres à part entière. Quand ces deux êtres se considèrent comme des personnes, ils instaurent entre eux un dialogue.
Le dialogue ne désigne pas dans la pensée de Martin Buber ce que nous avons communément l'habitude d'entendre par dialogue, à savoir une conversation entre deux interlocuteurs qui se parlent, simple échange entre deux personnes. Le dialogue traduit chez lui une véritable attitude existentielle, un comportement distinct, actualisé par la rencontre de Je et de Tu et par la relation qui s'instaure entre eux.
Martin Buber forge cette compréhension du dialogue à sa lecture de l'Ancien Testament, qu'il perçoit comme une vaste fresque de rencontres, de relations, de dialogues entre le haut et le bas, entre le ciel et la terre, entre le Créateur et sa créature. Je cite un passage tiré d'une conférence de Martin Buber intitulée " Le Dialogue entre le ciel et la terre " :
" Ce que la conception biblique de l'existence a dévoilé de plus important, pour tous les temps, nous apparaît lorsque nous comparons l'Ecriture Sainte d'Israël à tous les autres livres sacrés qui ont vu le jour, indépendamment d'elle, parmi les autres nations. Aucun de ces livres n'est, comme celui-ci, rempli d'un dialogue entre le ciel et la terre. Il nous est raconté comment Dieu, toujours à nouveau, s'adresse à l'homme, et comment l'homme s'adresse à lui. Dieu informe l'homme de son projet concernant le monde, il lui fait partager "sa réflexion", (…). Il lui découvre ses intentions, l'appelle à participer à leur réalisation. Mais l'homme n'est pas un instrument aveugle, il a été créé libre (…), libre de se soumettre à lui ou de lui opposer un refus. A l'interpellation souveraine de Dieu, l'homme donne sa réponse autonome. "
Ce dialogue qui s'instaure entre l'homme et Dieu ou entre deux êtres qui se considèrent comme des personnes constitue précisément la tâche qui incombe à l'homme dans son existence. Il s'agit bel et bien d'une tâche, car il ne va en effet pas de soi pour l'homme d'instaurer ce dialogue dans sa relation aux choses ou aux êtres. Pourquoi ?
Nous l'avons vu, l'attitude de l'homme, conformément aux deux modes de relation Je-Cela et Je-Tu qu'il est à même d'entretenir, peut être double. L'homme a toujours le choix de considérer une chose selon le mode de relation Je-Cela, ou selon le mode de relation Je-Tu.
Par le premier mode de relation, l'homme manque d'un point de vue existentiel l'être de ce qui ou de celui qui lui fait face, car il ne considère alors qu'un aspect de cet être. L'être y est observé, scruté, analysé, décortiqué. On cherche à le comprendre pour le maîtriser voire l'utiliser. En tous les cas, on ne cherche pas à connaître intimement cet être (selon une expression chère à Buber), ni à ressentir sa présence, mais seulement à connaître la façon dont il apparaît dans le monde. Cette attitude objectivante introduit une distance, une barrière qui inhibe toute rencontre et toute relation véritable.
Dans deux de ses ouvrages majeurs, à savoir Je et Tu et L'Eclipse de Dieu , Martin Buber montre comment tant le développement de la vie de l'homme que celui de la société favorisent la croissance du monde du Cela. En grandissant, l'homme accorde une importance de plus en plus marquée au monde du Cela et tend à délaisser et oublier le mode de relation authentique que représente le mode de relation Je-Tu. Les connaissances rationnelles, scientifiques et techniques encouragent également cette croissance et y contribuent. La rencontre véritable entre deux êtres qui se voient et se reconnaissent en tant que " personnes " à part entière s'efface alors au profit d'un échange impersonnel, froid et fonctionnel.
Contre cette croissance du monde du Cela, Martin Buber n'a de cesse d'exhorter les hommes à s'engager dans leur vie, et à partir à la rencontre des hommes, du monde et de Dieu. Durant toute sa vie et dans toute son œuvre, Martin Buber récuse et lutte contre une vision fataliste, déterministe ou fonctionnelle de l'existence. Il enjoint les hommes à se rencontrer en privilégiant et en entretenant des relations Je-Tu, car seules ces dernières ouvrent à la vie véritable, à la rencontre et au dialogue authentique.
Dans la pensée de Martin Buber, la relation Je-Tu peut s'établir dans trois sphères, respectivement : la vie avec la nature, avec les autres hommes et la communion avec les essences spirituelles.
La relation avec la nature est une relation obscurément réciproque et non explicite. C'est une relation qui bute au seuil du langage.
" Contrairement à la relation avec la nature, la relation avec les hommes est une relation manifeste et explicite. Cette sphère de relation est considérée par Martin Buber comme étant celle qui réalise le plus parfaitement le don et la réception réciproques du Tu.
" La relation de communion avec les essences spirituelles (qui comprend la relation avec Dieu) incarne une relation qui se dévoile, une relation qui, bien que muette, engendre un langage et incite à l'action.
Je vais à présent m'attarder sur cette troisième sphère de relation, car c'est en elle que se pose la question de Dieu, et exposer de quelle façon, pour Martin Buber, nous pouvons découvrir Dieu dans l'existence et l'expérience humaines. Je vais commencer par regarder avec vous la définition que reçoit Dieu dans la pensée de Martin Buber, puis nous examinerons de quelle manière l'homme peut à ses yeux percevoir et découvrir Dieu dans son existence et l'actualiser dans sa vie quotidienne.
Dieu reçoit, chez Martin Buber, une définition et une dénomination tout à fait originales et, je trouve, très belle : Dieu est le Tu éternel, la personne absolue.
Percevoir et comprendre Dieu comme un Tu (le Tu éternel), relève d'une volonté d'offrir l'être et la personne même de Dieu à portée et à saisie humaines. En définissant Dieu comme Tu, Martin Buber confère à Dieu la qualité de personne. Dieu ne se comprend ni comme un principe ou une idée, mais comme une personne avec laquelle l'homme peut entretenir une relation et entamer un dialogue.
Ainsi, Dieu ne se donne pas à saisir, dans la pensée de Martin Buber, comme une toute-puissance lointaine, ou une Transcendance inaccessible, mais comme une présence proche de l'homme et accessible à lui.
Cette qualification de Dieu comme d'une personne, Martin Buber la découvre dans l'Ancien Testament. En effet, remarque Martin Buber, le Dieu de l'Ancien Testament est un Dieu qui se tourne vers l'homme, qui s'offre à lui comme une personne afin que l'homme puisse le saisir et entrer en relation avec lui. Il se présente au Je de l'homme en qualité de Tu, entrant de ce fait dans le champ de l'expérience humaine. La formule d'Exode 3,14 est à cet égard centrale, lorsque Dieu répond à Moïse l'interrogeant sur son nom : " Je suis celui que je suis " (selon la traduction de Martin Buber). Cette réponse définit, aux yeux de Martin Buber, de manière exemplaire la manière dont Dieu se révèle à l'homme et lui manifeste son être qui se concrétise par sa présence.
L'être de Dieu ne désigne donc pas un être abstrait, saisissable que par l'intellect ou sur un mode intellectuel. Dieu ne se révèle pas dans une abstraction sur l'être, mais dans une présence concrète qui se traduit par un " être-concret-avec-les-hommes ". Dieu se révèle, selon les propos de Martin Buber, comme " Celui qui est là ", " Celui qui se tient et qui agit au milieu des hommes ", " Celui qui reste près d'eux et qui marche avec eux " .
Dieu se donne à connaître à l'homme dans une relation Je-Tu. Cette relation n'équivaut pas cependant à toute relation Je-Tu, mais réalise la relation Je-Tu authentiquement parfaite :
" Les lignes de toutes les relations, si on les prolonge, se coupent dans le Tu éternel. Chaque Tu individuel ouvre une perspective sur le Tu éternel. Dans chaque Tu individuel, le mot fondamental invoque le Tu éternel. (…) le Tu inné se réalise en chacun et ne se parachève en aucun. Il ne se réalise parfaitement que dans la relation immédiate avec le seul Tu qui par essence ne puisse jamais devenir un Cela. "
Cette citation est particulièrement intéressante en ce qu'elle nous renseigne sur l'expérience que l'homme peut faire de Dieu dans son existence. Elle affirme deux choses à ce sujet :
1°) l'expérience de Dieu ne précède pas, dans la pensée de Martin Buber, les relations que l'homme peut entretenir avec la nature ou avec ses contemporains. Au contraire, ce sont ces dernières relations qui précèdent le champ de l'expérience divine. La théologie de Martin Buber se conçoit et s'énonce à partir de l'expérience humaine. L'expérience religieuse ne constitue pas une expérience extraordinaire, sortant de l'expérience quotidienne des hommes. Elle s'y inscrit. Les relations de l'homme avec la nature ou avec les autres hommes constituent autant de signes de l'existence d'une relation plus haute et plus parfaite, qu'est la relation avec Dieu ;
2°) toutes les relations que Je peut entretenir avec Tu, que ce soit dans la sphère de relation avec la nature ou avec les hommes, ne s'accomplissent jamais parfaitement. Elles ouvrent une fenêtre sur une relation plus haute et plus authentiquement parfaite qu'est la relation que Je peut expérimenter avec Tu éternel, c'est-à-dire la relation à Dieu. Les relations Je-Tu ne trouvent leur achèvement et leur perfection que dans la relation à Dieu.
L'expérience que l'homme est à même de faire de Dieu s'inscrit donc au cœur de son humanité. En entretenant des relations Je-Tu dans son existence, l'homme est naturellement amené à découvrir la présence de Dieu à l'œuvre dans sa vie et ses relations et à le rencontrer dans une relation personnelle.
Mais comment s'effectue cette rencontre ? Comment l'homme peut-il, au sein des diverses relations Je-Tu qu'il connaît dans son existence reconnaître l'œuvre et la personne de Dieu ? Comment est-il amené à distinguer la trace de Dieu dans son existence ?
La rencontre avec Dieu, dans la pensée de Martin Buber, n'a en réalité rien d'extraordinaire ou de tonitruant. Elle s'inscrit en filigrane des relations Je-Tu que l'homme engage dans son existence. Elle consiste à ce que l'homme, à un moment donné, admette qu'il a atteint la moitié du chemin, qu'il peut se rendre maître du monde dans lequel il vit, disposer de connaissances variées, mais que malgré cela il aspire à une relation plus haute et plus parfaite que celles qu'il a connues jusque-là.
Ses contacts avec divers Tu dans la sphère de la nature ou dans la sphère de l'interhumain lui indiquent le chemin et font germer en lui l'espérance d'une relation plus parfaite. L'homme réalise alors qu'il tend à cette relation supérieure et qu'un appel lui est adressé. Cette prise de conscience occasionne ce que Martin Buber nomme un " Revirement " dans la vie de l'homme.
Le Revirement constitue une étape importante sur le chemin de l'homme et a partie liée avec la Grâce : il signifie l'entrée de Tu éternel dans l'existence de Je. Cette rencontre engendre une nouvelle conscience de soi, la conscience de soi véritable, qui amène l'homme à considérer son origine et sa destinée constitués par l'" être-en-relation ". L'" être-en-relation " est proprement le contenu de la Révélation : l'" être " est ce qui se révèle, c'est-à-dire l'" être-en-relation ", rien de plus.
La Révélation est le phénomène de la présence de Dieu dans l'espace et dans le temps, ici et maintenant. Elle est une Révélation éternelle qui s'effectue jour après jour, une Révélation en devenir. C'est dans et par la rencontre que Dieu se révèle et se donne à connaître à l'homme. Dieu interpelle l'homme qui répond à cette apostrophe par la foi, c'est-à-dire en reconnaissant et en confessant que cette apostrophe vient de Dieu. La Révélation est un événement qui a lieu dans la rencontre, c'est-à-dire dans l'" entre-deux ", et demande à être actualisée dans les différentes rencontres qui se présentent sur le chemin de l'homme.
La Transcendance de Dieu se découvre donc et se donne à connaître au cœur de l'expérience humaine. Elle demande à être incarnée dans la matière de l'existence humaine. Si Dieu se manifeste à l'homme par une présence concrète dans sa vie et ses relations, c'est également par une présence concrète envers ses contemporains que l'homme pourra manifester et actualiser Dieu dans son existence.
La Révélation et la rencontre avec Dieu n'encouragent pas l'homme à la passivité, mais requièrent au contraire une participation de sa part. Si l'homme a besoin de Dieu pour être pleinement ou véritablement, Dieu a également besoin de l'homme pour se réaliser et s'actualiser dans le monde.
Réaliser la présence de Dieu dans le monde signifie, pour Martin Buber, rencontrer et considérer chaque être comme un Tu, venir à sa rencontre et le laisser venir à la rencontre. Alors l'homme participe à sa véritable destinée que constitue son " être-en-relation " avec la nature, les hommes et avec Dieu. Ce faisant, il sanctifie Dieu et le monde en les percevant en Dieu.
Cette sanctification de l'instant inaugure le Royaume de Dieu. Le Royaume de Dieu n'indique pas chez Martin Buber un Royaume qui prolongerait la vie de l'homme et dans lequel ce dernier entrerait après sa mort. Non, le Royaume de Dieu désigne un Royaume qui demande à être réalisé par tous les hommes ici et maintenant. Le Royaume siège au milieu des hommes. La réalisation et l'avancée du Royaume de Dieu sur terre dépend, pour Martin Buber, des relations que l'homme choisit de privilégier dans sa vie : que l'homme entretienne des relations de type Je-Tu et le Royaume s'approche et commence à se réaliser au sein de l'humanité ; mais que l'homme n'engage que des relations de type Je-Cela, le Royaume s'éloigne et se voit évacué de la surface de la terre.
La Révélation et le Royaume de Dieu ne se révèlent donc que dans une relation, dans la rencontre entre un Je et un Tu. Ils ne se manifestent qu'à ceux qui se lèvent à leur rencontre.
Au terme de cette présentation, que dire et que penser de la perception de Martin Buber de Dieu ?
Martin Buber se situe résolument du côté de l'homme. Il part de l'existence humaine et réfléchit à l'expérience que l'homme peut faire de Dieu dans sa vie. En s'intéressant à l'homme et à ce qui constitue son existence, Martin Buber ouvre à l'homme la possibilité de percevoir Dieu et de ressentir sa présence au cœur de son quotidien, sans que jamais Dieu ne se réduise à la compréhension ou à la saisie que l'homme peut en avoir. Dieu, dans la pensée de Martin Buber, dépasse infiniment l'homme. Mais Dieu est un Dieu révélé, visible, dont l'être et la Transcendance se donnent à connaître et demandent à être réalisés dans et par des relations Je-Tu.
L'adresse à Dieu, le " dire Tu " à Dieu traduit une magnifique perception de la Transcendance divine qui permet à l'homme de ne jamais réduire Dieu à un objet, tout en gardant la possibilité de le saisir et de se trouver en relation avec lui. Dieu peut être rencontré, éprouvé. Il se donne à connaître à l'homme dans la relation et il ne se révèle à lui que sous ce mode. L'homme ne peut rien connaître de Dieu si ce n'est dans la rencontre et la relation existentielles qui l'unissent à lui.
Ainsi, la Transcendance de Dieu pour Martin Buber ne peut que se vivre, s'expérimenter dans le quotidien, au sein d'une relation. Elle ne peut être éprouvée que dans l'engagement, la participation de Je. Cet engagement et cette participation conduisent l'homme à se transformer : au contact de la Transcendance et de la présence divines, le regard de l'homme se transfigure et ses actions se transforment. L'homme qui est en relation avec Dieu, pour Martin Buber, perçoit le monde en Dieu. Cette perception bouleverse toutes ses actions car elle lui laisse apparaître ce qui constitue le sens de l'existence. Son Je prend consistance et s'approfondit, car il s'unifie en Dieu. Et plus son Je s'approfondit, plus sa façon de prononcer le Tu s'approfondit également.
L'actualité du message de Martin Buber réside en ce que sa compréhension de Dieu ne se contente pas de reformuler des dogmes préétablis ou de répéter des vérités toutes faites, mais tente réellement de reprendre le cœur du message vétérotestamentaire pour le rendre compréhensible aux hommes d'aujourd'hui. Le cœur de ce message biblique n'est pas lettre morte, mais vérité qui demande à être actualisée par et entre les hommes. Il enjoint les hommes à partir à la découverte de Dieu dans le monde, en vivant pleinement leur " être-avec " les hommes ou la nature. Dieu se découvre dans le monde et demande à être réalisé dans toute la matière de l'existence humaine et dans la communauté des hommes.
Pour Martin Buber, tout réside dans l'ici et maintenant, au sein de l'existence humaine et au milieu des hommes. Le sens de l'existence et de la théologie réside dans l'interhumain et s'y rapporte. L'homme n'est véritablement homme que lorsqu'il se place parmi les hommes, au milieu d'eux, que lorsqu'il s'attache à les rencontrer comme des personnes, et renonce à les considérer comme des objets. Toutes les paroles de Martin Buber ont finalement pour objectif de conduire les hommes à extraire l'événement de Dieu et de l'homme de la forme du Cela, de la connaissance conceptuelle, pour leur rendre leur véritable présence agissante.
Cette compréhension théologique de Martin Buber ouvre à une nouvelle compréhension de l'homme, qui trouve son point d'appui en Dieu. Elle invite les hommes à restaurer la relation entre la créature, la Création et le Créateur. Elle pose comme fondement la liberté de l'homme qui est appelé à, et cet appel constitue le sens de son existence et sa direction. La philosophie et la théologie de Martin Buber n'ont pour ambition que de montrer un chemin à l'homme, le chemin de la rencontre véritable, le chemin de la réalisation de Dieu. Cette compréhension de Dieu me paraît féconde pour la théologie aujourd'hui. Elle est susceptible de rejoindre nos contemporains dans leur questionnement spirituel et dans leur quête de Dieu.
Martin Buber n'aurait jamais affirmé que la voie et la direction qu'il indique sont uniques. Au contraire, elles ne constituent qu'une voie et qu'une direction permettant à l'homme de découvrir et d'actualiser Dieu au cœur de son existence. La voie de la découverte et du service de Dieu peut être multiple ainsi que le chemin menant à lui. Le plus important n'est pas tant la voie empruntée que la mise en route. C'est ce qu'exprime cette histoire hassidique recueillie par Martin Buber, intitulée La voie :
" Rabbi Baer de Radoshitz suppliait une fois son Maître, le Rabbi de Lublin : " Indiquez-moi le chemin, oh ! faites-moi connaître la voie absolue et certaine du service de Dieu ! " Le Maître répondit : " Indiquer à tel homme quelle est la voie qu'il doit suivre, cela n'est pas possible. Car voici un chemin du service de Dieu, et c'est l'étude de la Loi ; et voici un chemin du service de Dieu, et c'est la prière ; et voilà une voie pour servir Dieu, et c'est le jeûne ; et voilà une autre voie, qui est de bien manger. Il appartient à chacun de découvrir et de savoir soi-même quelle est la voie que veut choisir son cœur, et de prendre alors cette voie, en y mettant toutes ses forces. "
A nous donc de choisir un chemin et de nous mettre en route, à la rencontre de l'autre homme, de la nature et de Dieu.

Annick Vanderlinden 11mars 2001

 

"Annales 2000"

 

En guise de présentation : Présence de la ligne de pensée dite libérale

La présente publication s'adresse aux membres de l'Union Protestante Libérale qui voudraient relire les notes des conférences que nous avons tenues, ou simplement en prendre connaissance, mais également à ceux qui, extérieurs à l'Union, sont intéressés par nos activités et les thèmes traités.

Il ne s'agit pas d'ajouter une production à celles déjà existantes, mais de rendre présent et plus lisible dans notre région - et au-delà - un courant de pensée qui rejoint les choix spirituels de nombreux contemporains et tient à les prendre en compte. Des hommes et des femmes nous rejoignent, sans qu'aucun prosélytisme ne les y pousse. Ils espèrent trouver au-delà des positionnements traditionnels, un lieu de débat sur des questions théologiques et de société.

Le libéralisme théologique n'est pas synonyme de débridement comme certains détracteurs aimeraient l'entendre. Il ne se confond pas non plus avec le libéralisme économique - celui-ci, pour respecter les avancées des " Lumières " du 18è siècle, devrait avoir le souci de l'épanouissement de toute personne humaine et non pas seulement le souci de la " libre entreprise ".

Nous ne verserons pas dans la critique facile, ni ne nous placerons en donneurs de leçons. Tout débat suppose à la fois la différenciation et le respect des différences. Mais nous estimons aussi que toute réflexion théologique doit prendre en compte les résultats des travaux menés, souvent avec minutie et méthode scientifique, par les chercheurs au cours des deux derniers siècles. Cette réflexion a besoin de liberté et veillera à ne pas s'enfermer pas dans un dogmatisme figé et stérile.

Au moyen des sujets traités ou du choix des intervenants, nous avons pu marquer l'optique dans laquelle nous cherchons à situer le travail de l'Union libérale. En effet, nous avons tenu à " asseoir " le travail de l'Union libérale relancée en donnant d'abord quelques repères théologiques, en lançant le débat sur ce plan-là, pour ensuite aborder des questions de société. La publication des textes de conférences ne remplace pas le débat, mais voudrait le documenter.

Nous remercions vivement les intervenants de permettre, en mettant ces textes à notre disposition pour la publication, de relire leur travail ou d'en prendre connaissance. Merci pour leur disponibilité. Merci aussi à vous, les lecteurs, pour vos encouragements, vos critiques et vos suggestions. Merci à tous ceux qui sont prêts à s'associer au débat d'idées qui continue et restera ouvert - esprit libéral oblige !

Ernest Winstein


La question de Dieu dans la théologie et dans l'éthique de SCHWEITZER
Jean-Paul SORG
(contribution publiée dans les "Annales 2000" de l'UPL, pages 7 à 19)


On a observé qu'il est très peu question de Dieu dans l'œuvre philosophique de Schweitzer, ce qu'on peut admettre facilement vu les points de départ de sa philosophie de l'éthique : la conscience de la vie ("je suis vie qui veut vivre... parmi d'autres vivants qui veulent vivre... ") et, motivé par cette conscience, le sentiment de respect pour la vie, dont il tire un principe qui se présente comme universel. Le propre de la philosophie moderne est de partir ainsi de faits élémentaires, donnés dans la conscience (phénoménologie), dans l'expérience ou la condition humaine (existentialisme). Elle ne demande rien à Dieu, elle arrivera peut-être, en bout de course, à poser son idée ou même à affirmer son existence vivante, a priori cela ne peut être exclu, mais ce n'est pas joué d'avance. En philosophie, comme ailleurs, Schweitzer est un penseur "moderne" conséquent.

I

Mais ce qui semblera plus curieux sans doute, sinon suspect, c'est que Dieu n'est pas davantage présent dans ses écrits théologiques, peut-être même moins ! Sa théologie, a-t-on prétendu, est un christocentrisme luthérien . Elle n'est pas spéculative, n'a rien de dogmatique. Elle consiste essentiellement en recherches historiques qui, pendant sa période d'étudiant, portèrent d'abord sur la constitution des premières communautés chrétiennes, le christianisme primitif, l'origine et la signification des rites du baptême et de la Cène en son sein. Première publication : Das Abendmahl im Zusammenhang mit dem Leben Jesus und der Geschichte des Urchristentums (1901). Ce travail lui valut la licence en théologie. Une seconde partie, publiée l'année suivante, Das Messianitäts- und Leidensgeheimnis (romanesquement traduit en français sous le titre Le secret historique de la vie de Jésus, éditions Albin Michel, 1961), lui valut d'être nommé Privat-Dozent (maître de conférences) à l'université de Strasbourg. Dans le cadre de son enseignement, il entreprit d'exposer dialectiquement toutes les recherches qui avaient été menées, de Reimarus (1694-1768) à Wrede (1859-1907), sur la vie de Jésus. C'est la Geschichte der Leben-Jesu-Forschung, dans ses deux éditions, 1906 et 1913. Plus tard, quand ses études de médecine en voie d'être achevées lui laisseront un peu de temps, ce sera le tour des recherches pauliniennes. Geschichte der paulinischen Forschung, 1911. Cet ouvrage devait servir de vestibule (en quelque sorte) à un essai sur la pensée de l'apôtre Paul. Une pensée que Schweitzer comprend comme mystique. Les circonstances ne lui permettront de publier La mystique de l'apôtre Paul qu'en 1930. Il en a écrit les dernières lignes "sur le vapeur de l'Ogooué, en route pour Lambaréné, le jour de la Saint-Étienne 1929".
Après la deuxième guerre mondiale, de 1947 à 1951, alors qu'il n'a plus aucune attache universitaire, s'imposera à lui l'écriture d'un dernier livre de théologie, Reich Gottes und Christentum. C'est probablement sa rédaction qui l'empêchera de mettre la dernière main à son opus philosophique, le troisième tome de sa Kulturphilosophie (Die Weltanschauung der Ehrfurcht vor dem Leben), qui, contre la volonté de l'auteur, on le présume, se trouvera ainsi pratiquement sacrifié. Dans cet ultime ouvrage de théologie, qui a pris aux yeux de la postérité une valeur testamentaire et qui semble constituer l'aboutissement d'une trilogie (dont les deux premiers volets seraient Jésus et Paul), il s'est appliqué à reconstituer, selon une démarche au fond nietzschéenne, toute la généalogie de l'idée (fantastique) de royaume de Dieu, depuis le temps des prophètes d'Israël d'avant l'exil jusqu'à Luther, jusqu'aux théologiens protestants du XIXe siècle et finalement jusqu'à lui-même, l'auteur Schweitzer. D'entrée, le christianisme est défini avec la plus grande netteté comme "en son essence une religion de la foi en la venue du royaume de Dieu" . Ce n'est pas de Dieu même, de Dieu "en personne", qu'il est question dans la religion chrétienne, mais de l'idée de son Royaume et de l'espérance d'y entrer ou d'en réaliser les fins, justice et paix.

L'histoire et la phénoménologie des religions montrent que les représentations de Dieu et la croyance en Dieu n'épuisent de loin pas tout ce que contient le phénomène religieux comme fait social humain. L'idée de Dieu n'y est pas unique et n'est généralement pas centrale. Les religions posent entre un Dieu inconnu, inconnaissable, au-delà de toute représentation, et l'humanité (toute l'humanité ou un peuple particulier, élu) une série de médiateurs, les prophètes ou des esprits, des démons, ou un médiateur principal, choisi par Dieu et établi comme le fondateur d'une religion ainsi déterminée, avec ses traits propres et une origine historique singulière, couverte de légendes. Les religions renvoient à un Dieu, être suprême, elles le présupposent, en font un article de foi, mais ne sont pas réellement théocentriques. Elles ne se résument pas en un simple déisme, religion philosophique. Le christianisme en tout cas n'est pas théocentrique, mais, comme son appellation le suggère, christocentrique.
Selon Schweitzer, c'est l'apôtre Paul qui a élaboré une mystique de "l'être-en-Christ", qu'il aurait en quelque sorte préférée à une mystique de "l'être-en-Dieu", jugée trop vague ou trop abstraite. "Une mystique théocentrique, une union directe avec la volonté infinie de Dieu, est irréalisable. " La confusion des deux mystiques est néanmoins tentante, elle est toujours à nouveau tentée. Elle l'a été dans le quatrième évangile, par le biais de la notion de logos. Logos Dieu lui-même et logos Christ Jésus, son fils, qui fait connaître ce Dieu Père que "personne n'a jamais vu" . En participant à l'un nous participerions à l'autre. C'est ce que les hommes désirent : "avoir" Dieu en "ayant" le Christ ou être en Dieu en étant-en-Christ. Parce qu'elle est de tournure philosophique et réfractaire à la notion sacrée de Christ, "notre pensée moderne éprouve le besoin de nous comprendre, nous et la nature entière, comme étant en Dieu" . Pourtant, ce que le christianisme demande, c'est que nous vivions dans le Christ - et ce qu'il peut donner, ce qu'il promet, c'est que le Christ soit avec nous. Pour un chrétien qui n'est que chrétien, arrimé à sa religion comme à la seule vraie, le Christ est la seule voie qui conduit vers Dieu, vers le royaume de Dieu et donc au salut.
Bien que Schweitzer estime infiniment l'apôtre Paul comme penseur, "le premier défenseur des droits de la pensée dans le christianisme" , et qu'il lui reconnaisse surtout le mérite d'avoir inscrit l'éthique au cœur de la religion, la mystique paulinienne de la mort et de la résurrection avec Christ n'est pas la sienne. Il arrive que des commentateurs identifient les deux, pour la raison que Schweitzer a écrit La mystique de l'apôtre Paul et que sa propre pensée s'affirme comme une mystique. Mais il ne faut pas confondre la recherche historique, qui s'efforce de restituer de manière intelligible des formes du passé, et une pensée philosophique personnelle, moderne, qui affronte les problèmes du présent. La mystique de l'apôtre Paul est un ouvrage d'exégèse historique, qui ne traduit qu'indirectement, dans la distance critique, la pensée originale de son auteur. Avant qu'il ne produise une pensée philosophique effectivement originale (autour du principe de respect de la vie), débouchant sur une mystique éthique (ou une éthique mystique), la mystique religieuse du jeune Schweitzer théologien n'est pas centrée sur le Christ, mais sur le Jésus historique. Pour la comprendre, il nous faut suivre la chronologie à rebours et nous reporter à la "considération finale" de l'Histoire des recherches sur la vie de Jésus.
Le résultat de ces recherches est négatif, prévient d'emblée l'auteur, en analogie avec ce qu'on entend habituellement sous "théologie négative". Jésus "ne peut apparaître à notre époque que comme un être étrange, une énigme" . "C'est comme un inconnu, sans nom, qu'il vient vers nous... ", c'est "comme un mystère ineffable" que l'appréhendent ceux-là mêmes qui ont été subjugués par lui et qui se sont placés sous son autorité. Était-il donc - est-il pour l'éternité - le Messie ou le Christ, l'oint de Dieu ? Cette question ne peut pas être tranchée par l'historien. Elle n'est pas tranchée par Schweitzer. La seule question pertinente, à laquelle nous pouvons essayer de répondre, est de savoir si Jésus de Nazareth se prenait pour le Messie. Et si oui, qu'est-ce que cela signifie, comment l'expliquer ? La réponse de Schweitzer consiste à montrer, en s'appuyant sur les textes des Évangiles, que Jésus avait de lui-même une conscience messianique, mais que cette conscience était son secret, dont il n'a parlé à ses seuls disciples qu'avec retenue, à mots couverts. C'est qu'il ne croyait pas être déjà le Messie, sous une forme humaine ; il pensait qu'il ne sera révélé comme tel, sous une forme surnaturelle, qu'à la fin du monde, quand s'ouvrira le royaume de Dieu. Alors, comme l'ont annoncé des prophètes, le Fils de l'Homme apparaîtra sur les nuées, environné de gloire... L'idée de Messie et les représentations fantastiques qui l'accompagnent, ainsi que l'idée conjointe de royaume de Dieu, appartiennent à la culture eschatologique du judaïsme. Soutenir comme William Wrede que la messianité de Jésus n'est qu'une invention des disciples, que la réalité historique c'est que Jésus lui-même ne se considérait que comme un prophète ou un maître, qui a délivré un message nouveau, et que ce n'est qu'après sa mort que les hommes ont imaginé en lui le Messie ou le Christ (ainsi le véritable fondateur du christianisme est-il l'apôtre Paul, et non un certain, incertain, Jésus de Nazareth), cette thèse "osée" ne fait que reculer le problème. L'essentiel et ce qui traverse le temps, l'histoire de toute l'humanité, peut-on dire, c'est l'espérance en la venue d'un autre monde ou en la possibilité qu'auront les hommes de réaliser un autre monde, meilleur que celui-ci dans lequel nous souffrons et faisons souffrir, un monde de justice et de paix que dans une tradition spirituelle qui remonte à l'ancien judaïsme on appelle "Royaume de Dieu". Jésus est l'homme qui a le mieux nourri cette espérance, parce qu'il a le mieux défini, dans un sermon qu'il a prononcé sur une montagne, les conditions du royaume auquel nous aspirons. Ces conditions sont l'amour et encore l'amour, dans ses multiples modes : la compassion, la repentance, la bonté, la débonnaireté, la non-violence, la soif de justice, la compréhension.
Jésus était-il - est-il - Christ, le messie, fils de Dieu ? Réellement, substantiellement ? Ce n'est pas nécessaire. Ce n'est pas nécessaire au christianisme. Le Jésus historique, que la science historique moderne nous force à considérer aujourd'hui, avec sa part irréductible de secret, de mystère, est suffisant pour fonder notre foi. Il a fondé la foi de Schweitzer ou, mieux dit, Schweitzer y a résolument fondé, justifié la sienne. Nous n'avons d'ailleurs pas le choix ! Le Jésus historique est le Jésus vrai historiquement et nous ne saurions, nous autres hommes modernes, ignorer l'histoire, négliger les résultats de la recherche historique, car nous avons été formés à l'école de la science, nous possédons une culture scientifique, rationnelle, qui constitue par elle-même un progrès intellectuel irréversible. Ce que nous avons découvert et vérifié, nous le savons. Ce que nous ne savons pas, parce qu'il n'y a pas de faits probants, eh bien ! Nous ne le savons pas. Du moins savons-nous les limites de notre science. De quoi nous rendre humbles et ouvrir notre conscience aux mystères qui la dépassent. Ouverture mystique.
La compréhension véritable que nous pouvons avoir de Jésus ne se base donc pas sur ce que nous savons positivement, historiquement de lui ; elle s'établit de volonté à volonté, dans le partage d'une même volonté d'œuvrer pour le royaume de Dieu. La solution que Schweitzer apporte aux difficultés métaphysiques de la théologie dogmatique scellée lors du Concile de Nicée en 325 (la doctrine de la consubstantialité de Jésus, à la fois homme et Dieu, Jésus uni au Christ, le trait d'union dans le nom de Jésus-Christ), la "solution" de Schweitzer est de nouer une relation mystique avec le Jésus homme historique, et non avec sa figure christique. Cette relation mystique se vit de deux façons : dans la conscience intellectuelle, réfléchie, méditative, du mystère que représente une personnalité comme celle de Jésus, l'existence d'un tel homme absolument bon, et dans le sentiment de devoir le suivre, l'imiter, de participer ainsi à son esprit ou à sa volonté.
À lire les analyses théologiques de Schweitzer et ses confidences (ses confessions), il apparaît que sa mystique d'une communion avec le Jésus de l'histoire (dont le message transcende cependant les conditions et la culture historique dans lesquelles il fut énoncé, mais une telle trans-historicité n'est pas exceptionnelle, elle vaut pour toutes les pensées, toutes les doctrines, religieuses ou philosophiques, en tant qu'elles sont une manifestation nouvelle de l'esprit) n'est pas moins intense que la mystique de l'être-en-Christ, elle égale en "mystère", pourrait-on dire, en surnaturel, tout ce que contient la figure du Christ et qui lui donne un sens profond éternel, ce pourquoi cette figure a été inventée et jugée crédible. Dans les temps modernes, la faiblesse de la mystique christique, johannique et paulinienne, vient de ce qu'elle est condensée dans une métaphysique, une parole métaphysique qui peut être énoncée, répétée dogmatiquement à l'envi, sans qu'on la comprenne d'une manière vivante, vivifiante. La "solution" de Schweitzer répond à une crise de la foi et des églises ; elle est personnelle, c'est sa solution, telle qu'il l'a pensée et, il faut le dire, vécue, il a ainsi sauvé (ou du moins étayé, raffermi, consolidé) sa foi, mais il a naturellement des raisons de penser que "sa" solution est objective, qu'elle a une large portée, qu'elle doit convaincre les hommes de son temps et s'imposer à eux, dans un christianisme modernisé, compatible avec la connaissance de l'histoire et "destiné à se développer dans un continuel processus de spiritualisation" .

Seul le soir de Noël 1902, dans sa chambre de Strasbourg, Schweitzer médite sur Jésus : "Comment un homme a-t-il pu produire un tel bouleversement ? En quoi consiste donc la puissance de sa personnalité ? Plus je la considère, plus elle me paraît au-delà de toute mesure. Cette mère ne soupçonnait certes pas quelle sorte de fils elle mettait au monde... Ici, nous ne pouvons plus rien comprendre. Et pourtant, il y a en lui quelque chose de profondément, de très profondément humain, par quoi il est resté moderne, par quoi il a éprouvé comme en avance les idées et les souffrances de notre temps. Cette spontanéité dans ce qu'il dit : rien de réfléchi, rien de pesé, semble-t-il, pas de balancement entre des raisons opposées, mais toutes ses pensées apparaissent déjà achevées, parfaites, comme si en s'exprimant il ne faisait que se souvenir. " Nous avons là, dans cette confidence qu'il faisait à son amie, Hélène Bresslau, un témoignage touchant qui nous montre un cœur perplexe et enflammé, perplexe d'être enflammé. Le jeune Schweitzer (il a alors 27 ans) se sent devant un Jésus à la fois surhumain, comme tel incompréhensible, et profondément, simplement humain, à la fois d'un autre temps et de notre temps, de tous les temps.
Trois ans plus tard, quant à trente ans il découvre où est sa mission, où le sens de sa vie (après avoir lu dans une brochure de la Société des Missions de Paris que l'on avait besoin d'hommes pour secourir les Africains du Congo), il sait qu'il répond à un signe de Jésus, le rabbi, le maître de vie, qui fait comprendre que celui qui veut gagner (conserver) sa vie la perd et que celui qui se risque à la perdre en la mettant à son service peut la gagner, la vraie vie, la vie dans la vérité. Il répète intérieurement le cri des premiers disciples : "Maître, me voici". Ses confrères théologiens, qui jugent sa décision insensée, ne se souviennent plus de ce qu'ils enseignent : que celui qui s'engage pour Jésus ne consulte ni la chair ni le sang !
Dans un salon du "Foyot", un restaurant chic de Paris, à Charles-Marie Widor qui l'avait invité pour le supplier de renoncer à ses projets africains, Schweitzer aurait répondu deux fois d'une voix sourde : "Dieu m'appelle". Il avait dit "Dieu", et non pas Jésus ni Christ. Mais c'était là une manière de parler sans doute et, en l'occurrence, de couper court à une discussion vaine. "Dieu", le nom de Dieu, n'est toujours qu'une manière, tout humaine, de parler. Que l'appel soit identifié (interprété) comme provenant de Dieu ou comme provenant de Jésus(-Christ), c'est le même, c'est l'appel du Bien. Dieu est le mystère du Bien dans le monde et de l'obligation de la bonté, de l'amour.
C'est le Dieu de Jésus, le Dieu du christianisme ? Oui. Un Dieu agissant, qui agit (œuvre) en l'homme. Pourtant, le Dieu que se représentait Jésus et qu'il appelait "Père" ne correspond pas tout à fait à ce que nous, hommes modernes, pouvons entendre sous la notion de Dieu. "Qui se risque encore à affirmer que le Dieu que prêche un homme moderne est identique au Dieu de Jésus, qu'il a la même relation au monde que celle que les paroles de Jésus présupposent ? N'avons-nous pas en fait été tous orientés sur d'autres chemins ? Ce qui pour lui paraissait aller de soi, l'action de Dieu dans le monde visible, physique, est devenu pour nous un problème sans solution. Nous n'arrivons plus à articuler Dieu et l'esprit avec le monde des apparences. Cela se manifeste dans les questions les plus élémentaires. La seule donnée du problème, c'est celle-ci : le Dieu que nous prêchons n'est plus le Dieu de Jésus, il n'est plus au monde de la même manière. " C'est-à-dire : il n'intervient plus dans le monde physiquement. Dieu est une idée, une hypothèse dont la science se passe, dont nos conceptions du monde (nos conceptions de la matière et de la vie en ses processus "biologiques") n'ont que faire. De ce Dieu ancien qui appartient à des visions du monde pré-scientifiques que nous jugeons naïves et auxquelles nous ne pouvons plus croire, nous distinguons le Dieu de l'éthique, qui nous "parle" (encore une façon de parler !) dans les obligations morales, les sentiments de devoir et, plus concrètement, nous allons y venir, dans le sentiment de respect (et crainte) devant la vie et les impératifs de l'humanitaire. Comment accorder le Dieu impersonnel de la nature ou de l'univers (avec ses milliards de galaxies) et le Dieu personnel de l'éthique ? L'examen de ces difficultés, sinon leur résolution, est l'affaire de la philosophie, d'une philosophie sans présupposés, sans postulats théologiques, sans révélations, œuvre de la seule raison humaine. Elle a pour objet le contenu doctrinal des religions. (La sociologie a pour objet les formes sociales des pratiques religieuses.) On peut la qualifier académiquement comme "philosophie de la religion" et, à côté de la philosophie de la civilisation (Kulturphilosophie) et de la philosophie de l'éthique, lui faire une place à part dans le corpus philosophique de Schweitzer.

II

Si on met le travail de sa thèse de doctorat sur Kant à part, la philosophie de la religion de Schweitzer présuppose sa philosophie éthique. Celle-ci est première ; celle-là seconde. La problématique qui constitue sa philosophie de la religion, telle que nous l'avons dégagée : comment concilier le Dieu de la nature et le Dieu de l'amour ou de l'appel moral, comment penser l'un et l'autre, croire en la réalité de l'un et en la vérité de l'autre ? , Cette problématique ne peut à l'évidence être posée que si l'on prend en considération, préalablement, les données de l'éthique, que si l'on estime nécessaire de les admettre, soit qu'on les postule par un acte décisoire de l'esprit, soit que l'on parvienne (ou pense être parvenu) à les fonder en raison.
Qu'est-ce que l'éthique ? La question de Dieu s'y pose-t-elle ? De quelle manière ? Si la question de l'éthique est une enquête sur l'éthique, sur ses fondements (ses raisons, ses motivations) et ses finalités possibles, à quel moment s'y pose la question de Dieu ? On ne demande pas : à quel moment intervient Dieu ? À quel moment le faire entrer ? ! Pour Kant, la religion pure ou "rationnelle" est la conception de nos devoirs en tant que commandements divins. Si nous avons un sens du devoir, un sens du bien, qui nous transporte au-delà de nos intérêts et de nos passions ou qui fait que nous nous jugeons nous-mêmes comme pécheur, comme coupable, lorsque nous avons suivi nos penchants au lieu d'obéir à l'impératif moral, c'est qu'il y a un... Dieu, c'est que Dieu est en nous, en travers de nous, et que nous ne sommes pas seulement des êtres de la nature préoccupés uniquement de notre conservation ou puissance propre, acharnés à gagner et à dominer, à être les plus forts et les mieux servis. Si l'humanité ne fonctionne pas comme ça tout le temps, aussi simplement et brutalement, sans que certains hommes, beaucoup, la plupart en fait, n'éprouvent de l'horreur devant de tels comportements et ne blâment les méchants, c'est la preuve d'une transcendance en nous et pour nous, c'est, on peut le résumer ainsi, une preuve de Dieu. L'idée de la divinité parachève la conception éthique de l'homme, conception non pas au choix, arbitraire, une parmi d'autres, tout opposées, qui seraient également possibles ou crédibles (l'homme comme animal, comme machine, machine de désirs et c'est tout), mais conception la plus juste, la plus conforme à l'expérience, la plus conséquente, la plus honnête.
L'éthique, ce n'est pas la morale sociale, établie dans les mœurs et les principes de l'éducation ; ce n'est pas non plus la morale religieuse, si une telle morale s'affirme dans la société. Du point de vue éthique, les morales existantes, qu'elles soient profanes ou religieuses, peuvent être jugées bonnes, excellentes même, ou au contraire défectueuses, insuffisantes ; elles sont précisément jugées, donc examinées et interrogées ; l'éthique, c'est cet exercice de jugement, c'est, en une définition, la recherche morale. On entendra ici "recherche" comme lorsqu'on parle de recherche scientifique ou Husserl, de "recherche logique" (Logische Untersuchungen). Schweitzer, qui avait le souci d'expliquer le sens du mot "éthique" aux lecteurs français, alors peu habitués à l'emploi de ce terme (dans les années soixante), a eu raison d'écrire qu'au fond "éthique désigne la science de la morale, la recherche du bien" . Cette recherche, insistons, ne saurait qu'être une pensée libre et personnelle, l'affaire de la conscience critique de chacun, elle doit être effectuée par chacun et d'abord pour lui-même, pour y voir clair. Le premier précepte de la recherche éthique est de n'admettre aucune règle morale (ou règle de comportement, maxime d'action) pour valable qu'on ne l'ait reconnue évidemment être telle. On: chaque je. Le précepte devrait être énoncé à la première personne, comme Descartes (que nous avons parodié, on l'aura remarqué) l'a fait en énonçant le premier précepte de sa méthode. Si la recherche échoue ou qu'elle reste bloquée sur des contradictions insurmontables, on pourra adopter, en connaissance de cause, des règles ou principes tirés de morales connues, en se donnant ainsi "une morale provisoire", une morale par provision.
Dans la vie et la pensée de Schweitzer, on pourrait bien distinguer deux morales successives. En premier, la morale chrétienne, celle de Jésus ou qui prend exemple sur la personnalité de Jésus. C'est elle qui l'oblige, un beau matin, quand il a vingt et un ans, aux vacances de la Pentecôte... à se faire le serment de s'engager à partir de la trentaine dans une mission en Afrique et d'y effectuer "un service purement humanitaire" . En second, la morale philosophique du respect pour toute vie, qu'il découvrira, dit-il, ou dont il trouvera la formule et le sens, à quarante ans, un soir de septembre 1915, sur le fleuve de l'Ogooué, à la vue d'un troupeau d'hippopotames. Cette morale-là est son éthique, il l'élabore et la fonde philosophiquement en éthique. Mais, observons-le, ce n'est pas elle qui a inspiré son action de médecin missionnaire à Lambaréné. Elle n'a pas précédé l'action ; elle en est plutôt un fruit, un don. Peut-être même, dans sa contingence, est-elle un pur don du hasard : Ce soir de septembre sur le fleuve, la rencontre de ces étranges et même redoutables animaux, la conjonction dans son esprit d'une perception et d'un train de réflexions portant sur l'état de la civilisation en cette année de guerre et le besoin, en effet, d'une nouvelle éthique. Il aura d'un coup le sentiment très fort de l'avoir enfin saisie, "cette notion élémentaire et universelle de l'éthique que ne nous livre aucune philosophie" (qu'aucune philosophie ne livrait jusqu'ici...).
Les deux morales, la religieuse et la philosophique, ne se contredisent en aucune manière, elles s'harmonisent spontanément, elles s'additionnent. Dire qu'elles se complètent ne serait pas absolument exact, car aucune des deux n'est incomplète en soi. La morale (ou l'éthique) est une. Ses expressions ou figures sont nombreuses et variées, culturellement déterminées, mais ce qui est exprimé, l'essence de l'éthique, demeure le même et est universel. Religion et philosophie ne font pas une différence fondamentale ou substantielle, mais seulement de forme. Ce sont deux modes possibles d'une même éthique, de l'éthique même.

Alors, qu'est-ce qui fonde cette éthique, notre croyance en sa vérité et sa valeur ? Rien que des faits d'observation, des données immédiates de notre conscience ou de notre expérience.
Pour Kant, c'est le fait de la bonne volonté ou, objectera-t-on, l'idée seulement de la bonne volonté. Disons alors : le fait de l'idée ! Le fait du désir en nous de bien agir. Nous voudrions que tout le monde soit en paix et heureux. Nous voudrions le ciel sur la terre, le royaume de Dieu.
Pour Schweitzer, le fait éthique premier, celui auquel il se réfère ou auquel il se sent lié, enchaîné, c'est Jésus, le fait de Jésus, l'existence historique de cet homme et son rayonnement à travers l'histoire. Une des meilleures preuves que nous puissions donner de l'existence de Dieu (d'un Dieu transcendant, non confondu avec la nature, d'un Dieu au ciel), c'est l'existence d'un homme comme Jésus, sa parole et son action conséquente, jusqu'à son consentement au sacrifice. La preuve de Dieu, c'est l'existence même et la ténacité, la durée du christianisme - et celle d'autres religions mondiales d'ailleurs. La preuve de Dieu, c'est la piété de l'homme. Si l'existence de Jésus a valeur de preuve - et si même il n'était qu'un mythe, une fiction, cette fiction aurait valeur de preuve également-, c'est dans la mesure où nous reconnaissons sa pureté, sa sainteté, son "héroïque grandeur" et que nous sommes fascinés par elle, subjugués, à la fois humiliés et dignifiés, jetés dans la poussière et élevés au-dessus d'elle, comme êtres porteurs de l'esprit. Et si nous reconnaissons sa grandeur dans sa bonté infinie, sa puissance dans sa faiblesse, sa douceur, si nous voyons en lui la réalisation de l'idéal de la bonté, "l'incarnation du Bien", l'image parfaite de Dieu, c'est parce que nous sommes sensibles à la bonté et que nous la désirons. Le fait éthique, c'est donc notre désir de bonté et ce sont dans l'humanité les multiples cas de bonté, de charité, de compassion, de miséricorde qui apparaissent - sont apparus hier, dans une histoire que nous connaissons, que nous nous racontons, et continuent à apparaître dans le présent. Confiance qu'il en ira de même dans l'avenir. Schweitzer, racontant des moments de l'histoire de sa vie, ne néglige aucune occasion de mentionner des actes ou mouvements de bonté dont il a été l'heureux bénéficiaire ou le témoin. C'est, au moment où il doit quitter le Gabon, en septembre 1917, pour être expédié en Europe dans un camp de prisonniers, ce Blanc qui lui offre discrètement de l'argent au cas où il en manquerait ; c'est, sur le bateau, le steward, un nommé Gaillard, qui les traite, lui et sa femme, avec beaucoup de prévenance ; c'est un gendarme qui les aide à boucler leurs bagages, au lieu de les forcer à les abandonner. Dans des récits dramatiques qui le montrent dans des situations de détresse, Schweitzer choisit de privilégier ces gestes de bonté ou de commisération - et il prend soin de citer, chaque fois qu'il le connaît, le nom du juste pour qu'il brille dans la mémoire de l'humanité comme il brille dans la sienne. La foi en l'homme justifie (fonde) la foi en Dieu, la foi tout simplement, comme confiance et énergie de vivre.
Un autre fait fondateur de l'éthique (donnant des raisons d'élaborer un discours éthique cohérent et d'espérer que les hommes le comprendront pour en tirer des conséquences pratiques) est le respect de la vie. L'homme est un être qui éprouve un sentiment de respect devant la vie. Pas tout ours, pas souvent, semble-t-il, les hommes tuent, détruisent, écrasent, arrachent, font de mille façons violence à la nature, aux plantes, aux animaux, et ils sont violents entre eux, se font la guerre, massacrent des populations entières. Tout cela est affreux. C'est la réalité. Et cependant, il arrive dans certaines conditions que nous soyons saisis de crainte, de vénération, d'étonnement, d'admiration (au sens ancien), de respect, devant le spectacle d'un animal, la beauté d'un paysage, la majesté d'un arbre, la modestie d'une herbe, la grâce d'une forme et même l'incongruité d'une forme, d'un être, même une laideur. Comment se fait-il que de telles choses existent ? Tant de beauté ou tant de bizarreries, d'extravagances, de non-sens, apparemment. À quoi bon des hippopotames sur la terre ? Quelle raison ont-ils d'être-là ? Ils sont là, c'est un fait. Donc ? Quoi ? Dieu existe ! N'allons pas si vite ! Mais n'est-ce pas que l'hippopotame doit être à l'image de Dieu, comme l'homme ? L'Éternel, du milieu de la tempête, demanda à Job d'ouvrir les yeux et il lui dit : "Voici l'hippopotame, à qui j'ai donné la vie comme à toi ! " Dieu, l'Éternel, passe dans les hippopotames comme il passe dans les hommes, comme il passe dans toutes choses. Il est dans Tout. Il est le Tout. Il est tout ce qui arrive. Problématique de la philosophie de la religion : comment accorder le Dieu de l'hippopotame et le Dieu de l'homme ? Soit dit plus classiquement : le Dieu de la nature et le Dieu de l'éthique ? Le Dieu immanent du panthéisme et le Dieu transcendant de l'humanisme ?
Parce qu'il ne nous est pas possible de les accorder logiquement, parce que nous ne comprenons pas leur union, il ne nous reste pour solution, dans notre ignorance, qu'une pensée mystique. Nous appartenons au monde par notre vie, notre naissance, notre insertion naturelle, organique, dans l'infini phénomène de la vie, mais nous lui appartenons également par une affirmation de notre esprit, un acquiescement de notre conscience, quand nous disons oui à la vie et que nous voulons participer à sa dynamique, agir dans son sens, selon ce que nous pensons en percevoir. Nous sommes d'autant plus vivants, d'autant plus dans la volonté de vie - la vie veut la vie, manifestement, elle veut sa durée, sa préservation et son développement -, que nous nous dévouons à la vie, à sa cause en quelque sorte. Est bien ce qui contribue à son épanouissement ; mal ce qui l'entrave et qui pousse à sa négation. Est bonne une action qui enlève de la souffrance et permet à un être (une personne humaine, un animal aussi et une plante même) de vivre mieux, en lui donnant ou en lui rendant les chances d'accomplir son existence jusqu'à son terme naturel. Agir de la sorte, dans ce sens-là, le sens le plus évident de la vie, n'a rien d'extraordinaire, c'est remplir sa destinée d'homme, c'est devenir plus "humain". "La destinée de l'homme est de devenir toujours plus humain. " Et c'est en devenant plus humain, en nous réalisant ainsi, dans l'amour ou la charité, dans le dévouement à la vie par respect de la vie, que nous entrons sans doute le plus avant dans les voies mystérieuses de Dieu. L'union ou l'accord avec Dieu ne se fait pas par le moyen de la seule pensée pure, connaissante, ni par des sortes d'effusion sentimentale ou des extases, ni par des rites de sacrifice et de purification, mais par des activités éthiques au sein du monde et à même la vie quotidienne. "Je crois dans la mesure où j'agis. " La mystique à laquelle Schweitzer aboutit en philosophie est cette mystique active, qu'il appelle justement "mystique éthique" ; elle ne concurrence pas la mystique chrétienne, religieuse, de l'être-en-Jésus ou de l'être-en-Christ, ce serait une absurdité et même une grossièreté de le dire, elle la conforte plutôt, elle la "retrouve". Son avantage, toutefois, si on peut s'exprimer ainsi, c'est qu'elle est théocentrique, qu'elle n'a pas besoin d'intermédiaires ou de médiateurs comme la figure historique de Jésus ou la figure sacrée, surnaturelle, du Christ ressuscité. Elle ne repose sur aucune révélation exceptionnelle ou privilégiée, elle ne se présente pas comme ayant été soufflée ou dictée directement par Dieu, comme la Loi à Moïse ou le Coran à Mahomet. Elle n'a pas d'autre support, d'autre médiation, d'autre médium, que la raison humaine, la raison philosophique, nourrie d'intuitions ou d'évidences communes, comme l'évidence de la vie, de la mienne et des autres vies, le sentiment du mystère de la vie et de la contingence, de la fragilité de la vie qui tient à si peu de choses et peut être détruite à tout moment.


III

De Dieu, que pouvons-nous dire ? Nous le désignons comme l'Être infini et, par métaphore déjà, nous affirmons que cet Être est Vie et volonté de vie. "Il n'y a pas de l'être une substance que nous pourrions saisir ; il n'y a que de l'être, à l'infini, présent dans une infinité de phénomènes. Ce n'est qu'à travers ces phénomènes, et uniquement en fait à travers ceux avec lesquels je suis en rapport dans les rayons de mon existence, que mon être propre se rattache à l'Être infini. " Les religions lui attribuent une voix et un visage comme à une personne, la forme la plus élevée de l'être que nous puissions concevoir. Nous ne saurions voir de notre vivant sa face, mais il a une face tournée vers nous. Et il nous parle. À nous de répondre. Les diverses religions sont nos diverses réponses et diverses interprétations. "Différence entre le Dieu des religions et le Dieu de la philosophie. La religion cherche à se représenter la personne dont elle entend la voix au téléphone. La philosophie, non, elle ne s'occupe que du contenu du message. " Conclurons-nous (Schweitzer concluait-il ?) Que la philosophie, en son agnosticisme, est spirituellement suffisante ? La seule ignorance, même si elle est docte ("la docta ignorantia dont parlent les mystiques du Moyen âge" ), ne constitue pas par elle-même une mystique ; on se résigne assez facilement à ne pas savoir, on renonce sans excès de peine à la métaphysique et voilà, on est positiviste pour la vie, indifférent aux ultimes questions de l'existence humaine, on est pragmatique et, si on nous cherche, volontiers cynique. Fort éloigné (à dix mille lieues !) de toute espèce de mystique. Une position mystique n'est donc pas la seule suite envisageable au scepticisme ou à une conscience aiguë des limites de la raison.
Pour prévenir toute assimilation hâtive de l'agnosticisme à une mystique, il paraît utile de ne pas confondre énigme (Rätsel) et mystère (Geheimnis). Schweitzer ne les confond pas, il n'emploie pas ces mots indifféremment, comme des synonymes, mais à notre connaissance il ne distingue pas formellement les deux concepts. La croissance d'un arbre, son verdissement et sa floraison au printemps : énigme. "Je ne comprends pas l'action des forces qui provoquent ces phénomènes ; la manière dont elles agissent demeure une énigme pour moi. " Ma raison reste perplexe devant de tels phénomènes, mais il n'est pas exclu a priori qu'un jour on parvienne à les expliquer. D'énigmes résolues à de nouvelles énigmes, plus profondes encore, plus pointues, c'est ainsi que va, que progresse la science. "Connaissance du monde : chaque découverte fait entrevoir un nouveau phénomène inexplicable. " Pour donner une image du Dieu d'amour uni au Dieu des forces physiques et pourtant tout autre, Schweitzer se référait au phénomène du Gulf Stream, ce courant d'eau chaude qui traverse l'océan de l'équateur au pôle, "chaud dans le froid, mobile dans l'immobile" . Il y voyait une énigme physique, pour laquelle on demanderait en vain une explication aux savants. Toutefois, il semble aujourd'hui que ce phénomène n'ait rien d'énigmatique. Le seul problème est celui de la source d'eau chaude, non de son flux à l'intérieur d'une eau plus froide. Quoi qu'il en soit, de telles précisions scientifiques ne dissipent pas notre étonnement et la comparaison faite garde toute sa valeur pédagogique de parabole.
Énigmes tant et tant de phénomènes. Énigme même, le phénomène de la mort, les mécanismes de la mort. Mais mystère la vie. Selon les recherches récentes de deux neurobiologistes, il n'existerait aucun dessein mystérieux, aucune loi supérieure condamnant les êtres vivants à mourir, mais uniquement des mécanismes contingents, variables d'une espèce à l'autre, et qu'il ne devrait pas être impossible de modifier, voire d'enrayer, afin d'ouvrir à l'espèce humaine les chances d'une sorte d'immortalité ou d'"amortalité". Peut-être, puisque ce sont d'éminents spécialistes qui nous le disent ! Le mystère de l'existence, du sens de l'existence, n'est pas levé pour autant. Énigme la nature, énigme cette "logique de la vie", logique de guerre, de combat, qui enchaîne les créatures et les fait s'entre-dévorer. Énigme le mal. Fatalités. Mais mystère le bien, la bonté et que tout cela, la création, l'être, tienne et persévère, dure.
Mystique la conscience réfléchie de l'être comme vie et de la vie, somme toute, comme bien, comme pure grâce qui nous demande de rendre grâces. Dire oui à la vie. Dire merci à la vie. Lebensbejahung. Denken: danken.

Mystique philosophique ? Mystique par les voies - les chemins - de la philosophie ? Mais ces voies sont-elles praticables par tous ? La faiblesse de la philosophie ne vient-elle pas de ce qu'elle s'avère incapable de fonder des communautés, des églises ? Ce n'est pas tout à fait exact, historiquement. Il y eut des communautés philosophiques d'amis de la vérité. Des écoles et des jardins. Des confréries. La difficulté réelle de la philosophie ne viendrait-elle pas de son usage exclusif (en principe) de concepts ? Or, la pensée des hommes (de la plupart des hommes ?) a besoin de symboles, d'images, de paraboles. "Étant bien obligée de s'exprimer à l'aide de mots, la pensée s'approprie les symboles et les abstractions forgées par telle ou telle langue. " Que valent ces symboles ? Quelle importance leur attacher ? Il faut savoir et ne pas oublier que ce ne sont que des symboles, que d'autres symboles sont possibles et également valables, que ce qui importe c'est ce qui est visé, le sens, la chose même. Leur avantage pratique, c'est qu'ils permettent "d'évoquer les choses en raccourci" et qu'ils nous épargnent ainsi l'effort de les exposer chaque fois dans leur infinie complexité. Ainsi est-il commode (pratique !) d'appeler l'Être infini Dieu le Père, de prier Notre Père qui es aux cieux et de nous considérer nous-mêmes comme ses enfants. Il est valable d'appréhender Jésus comme le Messie, le Christ, de lui conférer cette dignité et de le revêtir de gloire céleste. Ces noms que nous lui donnons, à cet inconnu, à cet anonyme, à ce "mystère ineffable", résument ce qu'il signifie pour nous et symbolisent tant bien que mal sa grandeur qui nous échappe infiniment.
Le mystique ne rejette pas, ne méprise pas les symboles en général et il s'accommode librement, d'une âme libérale, des symboles qui ont cours dans la religion de son pays, dans l'église où il a été baptisé. Schweitzer, le philosophe mystique du respect de la vie à tendances hérétiques, agnostiques, panthéistes, n'a pas jeté sa robe de pasteur aux orties, il est sereinement resté fidèle toute sa vie à l'Église luthérienne de la Confession d'Augsbourg d'Alsace et de Lorraine. Il a connu la tentation d'en sortir et l'a surmontée, sans jamais le regretter. À ses étudiants il fit cette confidence lors de son dernier cours à l'université de Strasbourg, le 29 février 1912 :
"En définitive, ce qui importe, ce n'est pas que les symboles soient tels ou tels, mais que d'une manière ou d'une autre ils correspondent à cette même réalité qui est visée. Je vous ai exposé ainsi ma position personnelle ; j'étais confronté à la question : veux-tu continuer à servir fidèlement ton Église ou marcher seul ? Ce sont des pensées singulières que celles qui m'ont poussé à me mettre au service de l'Église et je n'ai jamais regretté cette résolution. J'ai estimé qu'il existait une possibilité d'évoluer jusqu'à un certain point dans le cadre symbolique de la religion historiquement établie et de s'y sentir chez soi, pourvu qu'on s'accorde clairement à reconnaître que ce sont des symboles et que vis-à-vis d'autrui on ne laisse planer là-dessus le moindre doute. Ainsi, en éprouvant ce respect pour les symboles et en ayant conscience qu'en eux, comme dans la communauté, est contenue une grande force, chacun peut-il essayer, s'il est religieux, de vivre et d'œuvrer au sein de l'Église, surtout si c'est une Église qui admet l'existence du symbolique comme tel. Il y trouvera la paix intérieure et les églises y gagneront une nouvelle dynamique…"
À propos de Bach "le mystique", Schweitzer avait noté dans Ma vie et ma pensée que "tout écrit sur l'art ne peut s'exprimer qu'en paraboles, au moyen d'images" (Gleichnisse). De même, il le savait, tout écrit sur Dieu et tout écrit sur le sentiment éthique qui dans ses profondeurs implique une conscience de Dieu.

Jean-Paul SORG

© Jean-Paul Sorg - "Annales 2000" de l'Union Protestante Libérale, Strasbourg.

 

L'ACTUALITE DE LA " JUSTIFICATION PAR LA FOI "

Table ronde organisée par l' Union Protestante Libérale à Strasbourg le 6 juin 2000

La première partie de cette rencontre sur l'actualité de la doctrine de la justification par la foi fut consacrée à une présentation, par Christophe Kocher, de la déclaration commune luthéro-catholique et de son actualité au niveau œcuménique. Quels sont les enjeux actuels de cette doctrine, à la fois du côté catholique que du côté luthérien, et son importance pour les relations œcuméniques ? Une deuxième partie, présentée par Ernest Winstein, invite à prendre en compte le changement du contexte historique et à dépasser un enseignement qui était en situation.

 

Première partie :
La déclaration luthéro-catholique de 1999 sur " la justification par la foi ". Présentation et remarques critiques.
Par Christophe Kocher

(contribution publiée dans les "Annales 2000" de l'UPL, pages 20 à 24)

 

Le 31 octobre 1999, jour de la fête de la Réformation, des représentants du Vatican et de la Fédération Luthérienne Mondiale ont signé un texte commun concernant la justification, une déclaration commune qui a connu un certain retentissement médiatique. En effet, il s'agit d'un pas important dans le dialogue œcuménique, dans la reconnaissance de l'autre : catholiques et luthériens manifestent officiellement qu'ils sont aujourd'hui d'accord sur la question qui était au centre des débats ayant mené à l'éclatement du christianisme au 16ème siècle, à savoir : Comment l'humain devient-il juste devant Dieu ? C'est la question du Salut : comment l'humain est-il sauvé ? - une question théologique fondamentale.

Si dans le catholicisme à l'époque de la Réforme, l'humain devait produire des bonnes œuvres pour pouvoir espérer le Salut, Luther a procédé à un renversement total en mettant massivement en avant le message paulinien, à savoir que rien ne peut rendre l'humain juste devant Dieu… sinon Dieu lui-même, par son amour, par sa grâce, qui se manifeste et se réalise dans la mort et la résurrection de Jésus-Christ.
Par conséquent, pour Luther, les indulgences par exemple étaient inutiles et absurdes : l'humain ne peut en aucun cas être sauvé par ses propres moyens, par des œuvres qui sont considérées comme bonnes et salutaires par l'Eglise. Le Salut ne relève pas d'un commerce entre Dieu et les hommes, ou pire, entre Dieu et l'Eglise, mais le salut émerge - et ne peut émerger - que d'une confiance radicale de l'humain en l'amour et la grâce de Dieu ; autrement dit, l'humain est sauvé par sa foi.
Je note déjà une conséquence anthropologique de cette compréhension de la justification qui a toute son importance pour l'actualité et pour l'actualisation de cette doctrine : l'humain n'est pas seulement le fruit de ce qu'il fait ; sa valeur est au-delà. L'humain n'a pas à faire ses preuves pour devenir quelqu'un, il n'a pas à agir avec, comme moteur, la pression et la culpabilité, mais c'est parce qu'il est quelqu'un aux yeux de Dieu qu'il peut faire quelque chose, et il peut le faire en toute liberté, dans un esprit de confiance plutôt que dans un esprit de culpabilité et d'ambition. On ne peut plus parler en termes de faire, et ce faisant se faire ; il faudrait dire : être, et en étant, devenir…

La déclaration commune concernant la justification est en fait le fruit d'un long travail de réflexion et de dialogue entre catholiques et luthériens qui a été amorcé après Vatican II. La déclaration signée l'an dernier date en fait de 1997.
Elle se compose de 7 parties :
-la première est un préambule qui retrace le cheminement vers cette déclaration et qui marque les intentions de la déclaration.
-la deuxième partie (1) représente un rappel des données bibliques qui fondent de la déclaration.
-la troisième partie (2) est un cours paragraphe qui aborde les enjeux œcuméniques de la déclaration.
-la quatrième et la cinquième partie forment le corps de la déclaration. Elles expliquent la compréhension commune, l'aboutissement des réflexions menées de part et d'autres, et les nuances qui demeurent dans l'interprétation et donc pour l'application pratique.
-la 6éme partie aborde les conséquences de tels accords.
-enfin, la septième partie cite des textes de référence pour le dialogue œcuménique entre catholiques romains et luthériens, textes qui se situent en amont de la déclaration.

Ce qui fait l'unanimité, c'est le centre du message de l'apôtre Paul que j'évoquais déjà précédemment : nous ne pouvons pas gagner notre salut, mais il nous est donné, nous le recevons, par la grâce de Dieu et par notre foi. Et en recevant cette grâce, nous sommes aussi aptes à accomplir de bonnes œuvres, et non pas l'inverse : " nous confessons ensemble : c'est seulement par la grâce et par le moyen de la foi en l'action salvifique du Christ, et non sur la base de notre mérite que nous sommes acceptés par Dieu et que nous recevons l'Esprit Saint qui renouvelle nos cœurs, nous habilite et nous appelle à faire des œuvres bonnes ".
Quels sont les enjeux théologiques et pratiques, ainsi que les accents différents que posent les signataires, quoique d'accord sur le fond, sur l'essentiel ? Nous suivrons le plan des 4ème et 5ème chapitres de la déclaration.

1er point : l'incapacité et le péché de la personne humaine face à la justification.
Luthériens et catholiques sont entièrement d'accord sur un constat d'impuissance de l'humain face au péché ; il dépend et ne peut dépendre de la seule grâce de Dieu. Le péché est une prison trop forte pour que l'humain puisse s'en évader par ses propres moyens.
Néanmoins, l'Eglise catholique souligne que l'humain coopère à son salut par son oui, par son approbation, étant bien entendu que le fait qu'il puisse seulement entrer dans cette démarche et dire ce " oui " relève déjà de la grâce de Dieu.
Les luthériens par contre rejettent le mot de coopération et nient toute possibilité d'une contribution de l'homme à sa justification, ce qui n'exclut pas sa participation par la foi.
La nuance est mince et d'ordre sémantique, mais dans la pratique, elle peut se ressentir. Le mot coopérer est fort !
2nd point : la justification pardonne les péchés et rend juste.
Ici, catholiques et luthériens insistent ensemble sur la simultanéité et le lien intrinsèque entre pardon du péché et offre d'un nouveau départ, donc sur l'impact libérateur et vecteur d'avenir de la foi ou de la confiance que l'humain place en Dieu. J'ai néanmoins relevé dans ce paragraphe la phrase suivante qui personnellement me pose question : " lorsque la personne humaine a part au Christ dans la foi, Dieu ne lui impute pas son péché et opère en elle, par l'Esprit Saint, un amour agissant ".
Si l'humain croit, Dieu ne retient pas son péché… une affirmation qui peut réduire à néant la dimension libératrice de la foi, dans la mesure où elle laisse entendre un commerce entre Dieu et les humains, la monnaie d'échange étant la foi, plutôt qu'une attitude responsable de l'individu face à son péché et la possibilité, ou la liberté d'un nouveau départ avec l'aide de Dieu…
Quoi qu'il en soit, les luthériens insistent sur l'individu devant Dieu, l'individu qui devient juste parce qu'il est en relation avec le Christ. Quant aux catholiques, ils placent plutôt l'accent sur le lien avec une vie nouvelle qui s'exprime par un amour agissant. Autrement dit, les luthériens insistent sur l'être, et les catholiques pointent d'emblée le faire.
Là aussi, les deux ne s'excluent pas, la nuance est subtile, mais donne lieu à une application différente, à un souci différent.
3ème point : la justification par la grâce par le moyen de la foi.
Le chrétien n'est justifié que par la grâce de Dieu ; il n'a accès à cette grâce que par le Baptême et sa foi. La foi est appelée à être active dans l'amour, ou plutôt, la foi est active dans l'amour. La foi n'est pas foi si elle ne porte pas de fruits.
Pour ce point, les luthériens insistent sur le fondement, la sola fide, la foi seule alors que les catholiques insistent sur le baptême et le renouvellement de la vie par cette grâce qui justifie.
4ème point : l'être pécheur du justifié.
Malgré tout, le péché garde une emprise et le chrétien est toujours appelé à la conversion et à la repentance. Luther exprimait cela avec l'expression simul justus, simul pecator. L'humain est à la fois pécheur et justifié ; il y a en lui une véritable aversion de Dieu, le Péché avec un grand P ; mais il reçoit le pardon par un retour quotidien au baptême.
Par contre pour les catholiques, le baptême extirpe tout ce qui est vraiment péché de l'humain. Une tendance peut rester : c'est la " concupiscence ", mais il ne s'agit pas du Péché au sens propre, et cette tendance ne peut pas séparer le justifié de Dieu, à moins qu'il ne s'en sépare volontairement, de son plein gré. Mais il n'est pas victime du péché.
Bref, d'un côté, le baptême est d'une certaine manière considéré comme une garantie chez les catholiques, alors que dans l'autre, chez les luthériens, il s'agit d'un combat quotidien.
5ème point : Loi et Evangile
Catholiques et luthériens sont d'accord sur le fait que la personne humaine est justifiée par la foi, indépendamment d'une obéissance à la Loi.
Pour les luthériens, la compréhension classique de la Loi, des 10 commandements, est maintenue, à savoir, le rôle de la Loi est de mettre l'homme face à son échec, face à son incapacité de les respecter entièrement, ce qui lui permet de découvrir qu'il dépend et ne peut dépendre que de la seule grâce de Dieu.
Pour les catholiques, la Loi est comprise comme faisant à part entière partie du chemin de salut, sans pour autant nier la grâce.
Là, la différence est plus évidente, et les conséquences pratiques aussi.
6ème point : la certitude du salut.
Catholiques et luthériens sont d'accord pour dire que : celui qui a la foi peut être certain que Dieu veut son salut, sans pour autant considérer ce salut comme une garantie.
7ème point : les bonnes œuvres du justifié.
Catholiques et luthériens sont d'accord pour dire que les bonnes œuvres sont des conséquences de la foi, et d'autre part, vu l'influence du péché, ou de la concupiscence, elles représentent aussi un engagement à réaliser.
Pour les catholiques, elles ont un caractère méritoire dans le sens où elles s'inscrivent dans un cheminement, une croissance dans la grâce. Le texte parle d'un " salaire céleste promis à ces œuvres " ; pour les luthériens, plutôt gratuites, les œuvres ne sont que des signes et des fruits de la justification.
Là aussi, les enjeux pratiques sont évidents ; il suffit d'observer les manifestations autour du jubilé de l'an 2000 et des indulgences dans ce contexte, pratiques inconcevables du côté protestant.

Quelques remarques :
Il est clair que cet accord représente un grand pas dans les relations œcuméniques, mais dans la manière d'élaborer pose questions. D'abord, le texte place l'accent plutôt sur le consensus que sur la compréhension commune (le terme de consensus apparaît de nombreuses fois), comme si l'on cherchait plutôt un plus petit dénominateur commun qu'à faire un pas de plus vers l'unité. Je dirais qu'il y a une prudence un peu décevante dans cette déclaration.
Ce sentiment est renforcé par une insistance sur les condamnations du passé, ou plutôt, sur une insistance sur le fait que les condamnations du passé restent en vigueur aujourd'hui. Cela aussi apparaît à plusieurs reprises dans le document, dès le premier paragraphe où il est écrit : les confessions de foi luthériennes et le Concile de Trente de l'Eglise Catholique romaine ont prononcé des condamnations doctrinales qui restent en vigueur aujourd'hui et dont les conséquences sont séparatrices d'Eglises. Plus loin, la déclaration est portée par la conviction que le dépassement des condamnations et des questions jusqu'alors controversées ne signifie pas que les séparations et les condamnations soient prises à la légère ou que le passé de chacune de nos traditions ecclésiales soit désavoué… Et dans la conclusion, elles sont présentées comme ayant un rôle sérieux d'avertissement salutaire.
Cela apparaissait aussi dans la presse dans une interview du théologien André Birmelé, responsable du Centre d'Etudes Œcuméniques de Strasbourg : je cite les propos du professeur Birmelé recueillis par les Dernières Nouvelles d'Alsace : un anathème ne peut être levé : ce qui était faux hier est faux aujourd'hui ; ce qu'on dit, c'est que cette affirmation ne concerne pas l'Eglise sœur dans l'état actuel de sa doctrine. Il y avait une base d'hérétique à hérétique, de condamnation totale, maintenant, il y a une base déclarée commune.
Finalement, un enjeu important de la déclaration semble être le suivant : comment se situer aujourd'hui par rapport aux condamnations d'alors, sans pour autant dire que ces condamnations sont abolies, comment composer ensemble avec tout ce passé, sans pour autant trop y toucher La conclusion du paragraphe 13 de la déclaration est significative : ce rapprochement permet de formuler dans cette déclaration commune un consensus sur des vérités fondamentales de la doctrine de la justification à la lumière duquel les condamnations doctrinales correspondantes du 16ème siècle ne concernent plus aujourd'hui le partenaire.
On pointe du doigt le sérieux des condamnations, et le fait qu'on n'y touche pas. Pourtant la justification par la grâce au moyen de la foi n'implique-t-elle pas pour l'individu comme pour l'Eglise la chance qui est donnée de recommencer, n'apporte-t-elle pas une vie nouvelle, une libération du passé ?
D'ailleurs la déclaration elle-même va dans ce sens : il est question de Dieu qui pardonne et fait toute chose nouvelle. Se remettre en question, se remettre en route, déchargé et libéré de son passé, voilà des thèmes bibliques qui s'inscrivent tout à fait dans le cadre de la justification par la grâce.
Autre remarque - surtout pour nous en Alsace-Moselle, où le travail commun de l'Eglise Luthérienne et de l'Eglise Réformée est pris très au sérieux, avec un Conseil et des services communs - : qu'en est-il des réformés qui n'ont pas été associés à la signature de la déclaration ? Comment gérer sainement ce travail commun si chacune des Eglises va son chemin dans les dialogues et accords œcuméniques, si les partenaires de l'une ne sont pas les partenaires de l'autre, alors que par ailleurs, il devrait y avoir solidarité des Eglises signataires de la Concorde de Leuenberg ?
Dernière remarque, je note une théologie sacrificielle dans la présentation et le choix des fondements bibliques, bien que l'ensemble soit orienté vers la justification par la grâce au moyen de la foi. En effet, on commence par Jn 3 v.16, puis un rappel du péché, de la désobéissance et du jugement que présente l'AT. Puis sont cités des versets de l'épître aux Romains qui mettent l'accent sur la mort expiatoire du Christ pour calmer un Dieu assoiffé de sang… L'articulation entre la justification par la grâce et la nécessité d'un sacrifice, le besoin de sang pour que cette grâce puisse exister me semble décidément délicat.
D'autre part, la théologie luthérienne contemporaine a placé d'autres accents qui n'apparaissent pas, ou en tous cas, qui sont étouffés par un choix de textes qui donnent une image du luthéranisme qui n'est plus forcément aussi marquée.
Et enfin, pour rejoindre notre débat de ce soir, si la doctrine de la justification est très actuelle de part ses enjeux anthropologiques, je me demande comment des affirmations telles : la justification nous est conférée par Jésus Christ que Dieu a destiné à servir d'expiation par son sang par le moyen de la foi , peuvent parler à nos contemporains…
Et plus généralement, je me pose la question par rapport à la doctrine de la justification telle qu'elle est présentée dans le document : Peut-elle parler à nos contemporains ? Le langage utilisé et le message qu'il véhicule sont-ils susceptibles de toucher les femmes et les hommes d'aujourd'hui dans leurs questionnements spirituels et existentiels ?
Mais quoi qu'il en soit, l'œcuménisme avance à petits pas et c'est probablement mieux comme çela. Les trop grands pas sont aussi vecteurs de division. D'autre part, il ne faut pas oublier le fonctionnement de l'Eglise Catholique, où la tradition joue un rôle primordial. Par conséquent, aborder la question de cette manière, en couvrant et en justifiant les condamnations du passé, représente peut-être le seul chemin praticable. Quelles que soient les prouesses politiques et théologiques qui sont mises en œuvre dans ce texte, un pas est fait, et il s'agit d'être reconnaissant pour ce pas.
Christophe KOCHER

 

 

L'ACTUALITE DE LA " JUSTIFICATION PAR LA FOI " - Deuxième partie :
Dépasser la " justification par la foi ". Croire en Dieu me confère une identité et m'invite à la responsabilité.
par Ernest Winstein
(contribution publiée dans les "Annales 2000" de l'UPL, pages 24 à 27)
L'accord doctrinal sur la justification par la foi (1), signé à Augsbourg en 1999, a permis aux catholiques et aux luthériens de se rencontrer et de travailler ensemble - sans y associer cependant une partie importante des chrétiens, notamment les réformés et les orthodoxes. Mais n'a-t-on pas consacré une somme d'énergie considérable pour arriver à un consensus sur une question qui ne se pose plus de la même manière aujourd'hui (pour ne pas dire qu'elle ne se pose plus !) : que faire pour être sauvé ?
L'enseignement de Paul est un enseignement en situation. Cette constatation ne devrait-elle pas nous encourager à prendre en compte précisément le monde d'aujourd'hui, plutôt que celui d'il y a 2000 ans, lorsque nous parlons de la foi et des rapports entre les hommes et Dieu ?
L'objet de ces réflexions est de montrer qu'une doctrine liée à une situation historique précise ne peut définitivement répondre aux questionnements des humains qui ne restent pas les mêmes dans un monde qui change ; qu'elle n'est donc pas immuable ! Si l'enseignement donné par l'apôtre Paul, en tant que témoignage, reste un appel à croire en Dieu, cet appel conduit aujourd'hui à la conscience de la liberté et de la responsabilité plutôt qu'à une sorte de salut opéré mécaniquement et dont beaucoup, aujourd'hui, n'ont que faire.

1. Le contexte historique de l'émergence de l'enseignement paulinien sur la justification par la foi.
Lorsqu'il est question de la justification par la foi constatons, premièrement, qu'il s'agit d'un enseignement donné par Paul à une époque et dans un contexte précis, celui du Moyen-Orient d'il y a près de 2000 ans, dominé par l'empire romain. Le sort d'Israël se trouve entre les mains de Rome. Paul, le Juif d'Asie Mineure, de culture grecque, de nationalité à la fois juive et romaine, est préoccupé du sort des " païens ", ces polythéistes au milieu desquels il vit. Alors que, d'abord, il persécutait les " chrétiens ", il adhère maintenant au messie de Dieu qu'il a reconnu en Jésus.(2) Il ne s'interroge pas beaucoup sur la personne de ce " roi " qui lui est apparu mystérieusement pour disparaître peu de temps après. Paul croit que ce Christ reviendrait bientôt pour rétablir Israël dans son indépendance. Les peuples non-juifs vont-ils être perdus à tout jamais si Dieu fait ainsi arriver son royaume ? Certes non, si ces païens se soumettent à la Loi juive, pensait d'abord le Juif pharisien qu'il était - Saul de Tarse. En même temps qu'il reconnaît en Jésus le Christ, c'est-à-dire le roi à venir ou qui reviendra, Paul découvre que son fanatisme avait, jusque-là, fait obstruction à l'avancement du royaume et qu'il suffit de croire au Christ Jésus, c'est-à-dire en la grâce salvatrice de Dieu, pour être sauvé. Inutile de s'encombrer de " Lois ", d'autant moins que le temps presse, - elles ne mettent en relief que l'incapacité humaine de faire œuvre juste (Paul a une vision assez sombre de l'homme). Dieu, par contre, sait reconnaître ceux qui se confient en lui, et il les " justifie ".
Le contenu de cet enseignement paulinien sur la justification par la foi est donc largement tributaire du contexte historique et conditionné par la croyance, amplement partagée du temps de Paul, que Dieu rétablirait son royaume rapidement. D'ailleurs, cet enseignement n'est pas, de toutes pièces, l'œuvre de Paul.

2. La foi d'un peuple et le salut du monde.
En effet, l'appel de Paul aux païens à faire confiance à Dieu se situe dans le droit fil de l'appel aux peuples à confesser le Dieu unique pour être " sauvés ". Une formule typique résumant bien la théorie de la justification se trouve dans l'épître aux Galates, chapitre 3, v. 11 : "Celui qui est juste par la foi vivra". Elle montre bien que Paul utilise sa connaissance des " Ecritures ", que nous appelons maintenant " Ancien testament ", pour forger sa théorie (Gal 3, 11 est précisément une citation vétéro-testamentaire extraite de Ha 2,4). Il suffit de rappeler Es 45,22 : " Tournez-vous vers moi et soyez sauvés, vous tous les confins de la terre, car c'est moi qui suis Dieu. Il n'y en a pas d'autre ". L'idée du salut des peuples qui confessent le Dieu unique d'Israël était alors largement répandue dans le Judaïsme.

3. Une opportunité pour les réformateurs.
Au fil des siècles on avait un peu oublié cet enseignement paulinien, - non pas la grâce, mais la systématisation paulinienne. La Scolastique avait, au Moyen Age, fait œuvre moderne en amenant à la rescousse l'anthropologie grecque - représentation de l'humain en deux parties (en réalité deux " substances "), corps et âme, permettant au moins de concevoir l'immortalité sans que les angoisses existentielles n'envahissent le croyant.
Le moine Luther, si tracassé et s'auto-flagellant, trouva un chemin de liberté au moyen de l'enseignement paulinien. Celui-ci vint à propos pour l'aider à contrer aussi la pratique devenue courante dans son Eglise (la catholique) consistant à administrer le salut des âmes à coup de mérites - et surtout de monnaie sonnante.
Depuis le temps de Paul, le monde avait changé. Le rétablissement du royaume d'Israël dans sa dignité n'était pas la première préoccupation de Luther et de ses contemporains. L'image de l'enfer, par contre, pesait d'un poids lourd dans la conscience des gens du milieu du 2è millénaire, très préoccupés d'en être sauvés. L'exploitation qui fut faite de ce thème, notamment pour soumettre les sujets des royaumes et de l'Eglise, montre la place qu'il tenait dans les esprits. Quel bonheur, alors, d'être sauvé de l'enfer - et gratuitement ! - en vertu de la foi !

4. Aujourd'hui : La foi comme source d'identité et de liberté d'action
Aujourd'hui, la question du salut n'intéresse plus guère… De quoi, d'ailleurs, peut-on être sauvé ? D'un " enfer " qui a disparu de la représentation du monde à l'époque moderne - hormis pour quelques angoissés ? (3) Si la question de la perdition des païens (au temps de Paul) et celle de la menace de l'enfer (au Moyen Âge) paraissent aujourd'hui hors sujet n'est-il pas, alors, anachronique de poser la question de la justification par la foi ?
Nous avons conscience de la globalité du monde et de son devenir. Dans cet ensemble complexe, mais très interdépendant, un seul peuple - quel qu'il fut - pourrait-il prétendre constituer la clé du salut des autres ? Le devenir de l'humanité, s'il est soumis à des contingences extérieures (par exemple : les ressources de la terre, le devenir de la planète dans le système solaire et dans l'univers), et bien que l'équipage du navire terre ne soit pas très homogène, la raison et la volonté doivent l'emporter afin que l'avenir lui soit ouvert.
Je garde de l'enseignement de Paul l'idée que - pour reprendre un vocabulaire contemporain - croire en Dieu me donne une sorte de statut, la conscience d'avoir une place dans le monde, que cette place est unique et qu'elle fait partie d'un tout : la terre, le cosmos. En somme, ma foi en Dieu, en me mettant dans cette position de vis-à-vis de Dieu, me donne, - faut-il dire : par voie de grâce en retour ? ! - une " identité ". Dans cet ensemble, chaque être humain est unique et a un rôle à jouer pour que le monde ait un avenir.
Dans le vis-à-vis avec Dieu, nous prenons conscience à la fois de la potentialité extraordinaire de notre vie et de la capacité organisatrice humaine, mais aussi de la relativité de notre œuvre et du danger de failles que comportent nos choix, nos projets, nos engagements, donc la conscience de nos limites.
Le seul questionnement qui semble revenir avec constance tout au long de l'histoire de l'humanité est celui du sens de l'existence.
Etre justifié par Dieu en vertu de ma foi signifie donc être reconnu par lui dans mes capacités de gérer mon existence et d'apprécier la beauté de la vie, en même temps que je reconnais la nécessité d'être rétabli, réconforté, re-dynamisé, réhabilité. Ainsi ma foi et le regard de Dieu sur moi m'aident à reprendre conscience de ma place dans l'univers ; à comprendre que de cet univers, je ne peux ni m'abstraire, ni m'extraire. Qu'au contraire, je ne peux vivre qu'en relation avec ce monde, avec ces autres humains que moi.
Le besoin d'être justifié peut alors être défini comme le besoin de savoir que j'ai une place dans cet univers : ma place, le besoin de savoir que je suis à la bonne place, de savoir que j'ai un rôle à jouer, - un rôle important, aussi mineur qu'il paraisse tout d'abord, de le savoir toujours à nouveau.

Conclusion : La raison d'être de la religion : aider à vivre.
Qu'il serait prétentieux et faux de penser que ces propos viseraient à remplacer un " dogme " existant! Mais, dans la mesure où le dogme est synonyme d'enseignement et qu'un tel dogme n'est donc pas immuable, ils se veulent des pistes, des impulsions pour une réflexion qui fait évoluer cet enseignement et permet à chacun de vivre sa foi. En effet, tout enseignement qui tient compte du contexte vital de ceux auxquels il s'adresse, évolue - fut-ce de manière peu spectaculaire - au rythme du changement de leur vision du monde.
Ainsi la raison d'être de la religion n'est plus, aujourd'hui, de " sauver " des individus afin qu'ils soient béatement admis dans un royaume qui tomberait du ciel, mais de les encourager à une foi positive, une foi qui met en route - au quotidien et quant au devenir du monde, et constitue la force dont nous avons besoin pour prendre à bras le corps la gestion de ce monde.
Une conception mécanique de la foi qui opérerait une sorte de salut-récompense priverait l'individu de liberté : Celui qui aurait pris conscience de son état de perdition, n'aurait d'autre choix que de saisir la planche de salut et la foi ne serait plus la confiance librement consentie, mais une nécessité.
Faut-il transcrire à tout prix le mot " sauver " ? C'est alors par le verbe " libérer " qu'il faut le rendre.
La conscience d'être vis-à-vis de Dieu - enfants de Dieu justifiés par la grâce, dirait Paul - libère pour agir, pour vivre, et pour être, autant que faire se peut, …heureux !
Et puis, ce Dieu si mystérieux n'a-t-il pas pour nous des projets que nous ne connaissons pas ?
Ernest WINSTEIN
Notes :
1. On peut résumer ainsi l'enseignement de Paul en la matière : La foi seule nous permet de bénéficier de la grâce de Dieu et de prendre part au royaume annoncé.
2. Qui étaient ces chrétiens persécutés ? Probablement des prosélytes, païens en voie d'intégration au judaïsme, mais qui, plus sensibles à ce judaïsme coloré des adeptes de Jésus, allaient rejoindre le mouvement mis en route par le maître de Nazareth.
3. L'enfer n'est plus ce lieu de déchéance où notre vie risque d'aboutir mais, comme disait Jean-Paul Sartre, il est plutôt du côté des " autres ", et de notre vie avec eux. On pourrait ajouter qu'il est le produit du désir humain - faut-il dire : de la tentation ? - d'être des petits dieux tout-puissants !

 
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